Japon

Osaka, punk minimale

Osaka, punk minimale

Dans une anarchie jubilatoire, Osaka mixe ses néons flashy et ses échoppes traditionnelles à la sobriété des édifices de l’architecte Tadao Ando. Exploration, loin du Japon lisse et tiré à quatre épingles, d’une ville anticonformiste où même les retraités ont les cheveux verts.

 

Des poulpes rouges géants s’accrochent aux façades. Un peu plus loin, des crabes mutants, des gyozas XXL et d’énormes poissons-lunes suspendus à de grandes cannes à pêche leur volent la vedette. Dans le quartier de Dôtonbori, à deux pas du canal éponyme, la grande rue piétonne est un spectacle à elle seule. Les restaurants se régalent d’afficher leurs spécialités en 3D, comme dans un parc d’attractions, quand ils n’exhibent pas à même le bitume leurs trésors : takoyaki, petits beignets de poulpes et autres taiyaki, gaufres en forme de poissons. La cuisine s’étale partout avec la même gourmandise assumée, sur les trottoirs et dans les marchés. En tête, celui de Kuromon, dans le quartier de Nipponbashi, réputé pour la fraîcheur de ses poissons et crustacés.

 

Restaurant osaka

 

Il n’y a qu’à Osaka, royaume de la street food et des chefs étoilés (la ville comptabilise 123 étoiles Michelin, soit plus que New York), où la gastronomie se transforme en une grande fête populaire. Plus bordélique que Tokyo l’esthète contemporaine ; plus excentrique que sa voisine Kyoto, raffinée et un poil snob, la capitale du Kansaï se veut joyeuse et volontiers rebelle. Beaucoup la comparent à Marseille, pas tant pour son port, car le sien est industriel et loin du centre, mais pour sa gouaille et son franc-parler. Ici, la foule vibrionne du matin au soir, laissant chanter son accent du sud, dans de grands éclats de rire. Les enseignes électrisent la ville lui donnant des accents kitsch pleins de charme. Cette métropole à l’architecture hétéroclite ne frime pas. Elle ne cherche pas non plus à entrer dans les cases de la bienséance et du bon goût. Au contraire, elle se plaît à cultiver une forme de liberté décomplexée, voire d’extravagance au regard des Japonais de passage qui la considèrent comme la plus anticonformiste de l’archipel. Pas étonnant qu’Osaka ait enfanté de nombreux artistes, inventeurs et fortes personnalités de la création contemporaine. Parmi eux, Osamu Tezuka, le père du manga et auteur des cultes Roi Léo et Astro Boy ; les avant-gardistes du mouvement Gutaï, dans les années 1950-60, dont les performances ont influencé l’action painting de Jackson Pollock et ouvert le champ à de nouvelles pratiques. Tadao Ando fait partie de ces grandes figures.

 

Repas gastronomique Osaka

 

Né à Osaka en 1941, l’architecte international y a construit ses toutes premières œuvres, dont la Maison Azuma en 1976, à deux pas du grand sanctuaire shinto Sumiyoshi, dans le sud de la ville. Dans cette minuscule construction en béton plus longue que large, encore visible de la rue, il affirmait sa vision d’une architecture à la fois minimale dans la forme et maximale dans l’expérience. En prise directe avec les éléments, comme l’air, la lumière et l’eau. Une façon de prendre le contre-pied de la reconstruction frénétique d’Osaka sur le modèle des grandes villes américaines et de rappeler quelques fondamentaux de la culture japonaise.

 

Immeuble Osaka

 

Des rings de boxe au port de Marseille

À 78 ans, récompensé par de nombreuses distinctions dont le très coté prix Pritzker 1995, Tadao Ando reste profondément attaché à sa ville natale où il continue de travailler. Son studio se situe dans le quartier d’Umeda, dans une maison qu’il a conçue pour des clients privés dans le courant des années 1970, qu’il a rachetée, puis modifiée à maintes reprises. Les habitants d’Osaka peuvent le voir courir tous les matins dans les parcs. Il fait d’ailleurs rentrer dès qu’il le peut plus de nature dans la ville en plantant des allées de cerisiers ou des murs végétaux. Comme celui de cent mètres de long, le Wall of Hope (“Mur de l’espoir”), qui s’étend au pied de la Umeda Sky Building. Tour jumelle iconique du début des années 1990 aux allures de construction Lego, elle continue d’attirer pour son observatoire à 360 degrés, entièrement rénové en 2018 pour les 25 ans de la tour, et son jardin flottant sur son toit-terrasse. On y accède par un Escalator suspendu dans les airs, à presque deux cents mètres de hauteur. Vertigineux et grisant.

 

Restaurant à Osaka

 

Malgré sa notoriété, Tadao Ando n’a pas perdu pied avec la réalité. Il continue de revendiquer son enfance modeste dans le quartier populaire d’Asahi-ku et son apprentissage de la vie dans la rue, les livres, les petits ateliers des artisans et sur les rings. Faute d’avoir les moyens de faire les études dont il rêvait, il pratique la boxe en professionnel et s’offre avec ses premiers cachets un voyage pour la France. L’autodidacte n’a qu’une idée en tête : découvrir physiquement les bâtiments de Le Corbusier qu’il vénère depuis qu’il a découvert par hasard, chez un bouquiniste, un ouvrage sur son travail. À l’âge de 24 ans, il embarque sur un bateau à Yokohama, rejoint Pékin, monte dans le Transsibérien. Il arrive en septembre 1965 à Paris, puis direction Marseille et la Cité radieuse. Il rate l’architecte suisse de peu. Le maître de l’équerre s’est noyé le 27 août près de son Cabanon minimaliste de Roquebrune-Cap-Martin.

 

Vélo Osaka

 

Tadao Ando semble s’être donné pour mission de poursuivre l’entreprise de Le Corbusier : donner ses lettres de noblesse au béton. Ce qu’il n’a cessé de faire, offrant à ce matériau modeste toute sa délicatesse japonaise. Avec lui, le béton se fait soyeux et sensuel. L’exposition Le Défi, qui s’est tenue jusqu’en décembre 2018 au Centre Pompidou à Paris, proposait ainsi un panorama complet de son œuvre minimale, mettant à l’honneur ses créations pour l’île de Naoshima, sa réhabilitation de la Pointe de la Douane à Venise, et son projet pour la Fondation Pinault à la Bourse de Commerce, à Paris. On pouvait aussi y découvrir la maquette et le dessin de L’Église de la lumière, située à Ibaraki, à vingt-cinq kilomètres au nord-est d’Osaka. Avec son mur en béton fendu d’une croix par laquelle la lumière extérieure jaillit, celle-ci reste l’une de ses réalisations majeures et préférées.

 

Tour d'Osaka

 

Au sud de la ville, en direction de Tondabayashi, se cache une autre construction emblématique de sa démarche, le musée de Sayamaike. On y vient autant pour faire l’expérience de l’architecture poétique de Tadao Ando que pour y découvrir l’histoire du lac Sayama et de son système d’irrigation millénaire. Le bâtiment, inauguré en 2001, est en effet situé au bord du plus grand lac artificiel du Japon. Une digue de 15 mètres de hauteur et de 62 mètres de longueur et d’anciens systèmes d’irrigation en bois du XVIIe siècle constituent les pièces maîtresses du musée. “Au VIIe siècle, la capitale du Japon se situait dans cette région, nous explique Tadao Ando. Elle s’est ensuite déplacée à Nara, puis Kyoto et enfin Tokyo. Ce lac contient de nombreux outils et inventions liés à l’ingénierie civile japonaise.” Le musée est aussi l’occasion de comprendre le rôle phare de certains grands prêtres bouddhistes, comme Yoki (période de Nara) qui fut également ingénieur, architecte et grand restaurateur du barrage. Le lieu consiste “en une séquence d’espaces appropriée à l’échelle du musée de manière à ne pas bousculer le paysage”, résume Tadao Ando. Pour faire le lien entre le musée et le lac, il a tenu à planter des allées de cerisiers qui révèlent chaque printemps leur couleur rose.

 

Portrait femme Osaka

 

Atmosphère méditative et silence

En arrivant, on découvre d’abord un immense mur de béton gris clair. L’entrée se fait ensuite le long d’un bassin et de fines cascades d’eau, débouchant sur un espace circulaire en contrebas, dominé par un grand pilier aux allures de plongeoir. Les formes en béton découpent le ciel, les cadrages évoquent la photographie, l’atmosphère méditative invite au silence. Comme souvent chez Ando, les éléments naturels font partie intégrante du projet architectural. Et chacun apporte sa mélodie à la composition. “L’eau du bassin extérieur se transforme ainsi en fonction de la lumière, de la présence de feuilles qui flottent et des mouvements du vent, souligne Tadao Ando. À certains moments, l’eau peut briller comme une feuille d’acier poli, avoir un aspect métallique. En hiver, la brume et le gel donnent encore d’autres métamorphoses.”

 

Batiment Osaka

 

En 2001, Tadao Ando a offert à Osaka un autre petit bijou d’architecture : le musée-mémorial Ryotaro Shiba, dédié à son ami écrivain et journaliste. L’endroit discret se trouve dans le quartier d’Higashi au fond d’un jardin privatif sur le site même où l’intellectuel vécut jusqu’à sa disparition en 1996. Pour rendre hommage à cette grande figure du roman historique connu pour ses livres sur les shôguns des périodes Edo et Meiji, Tadao Ando a construit une bibliothèque courbe à triple hauteurs de onze mètres de hauteur alignant 20 000 ouvrages. Les livres sont tous rangés dans un même quadrillage de compartiments donnant une impression de verticalité infinie. “Tous les ouvrages stockés sont des références utilisées par Ryotaro Shiba pour ses romans. Ils représentent une partie de sa bibliothèque sur l’histoire du Japon, explique Tadao Ando. Cet espace illustre la profondeur et l’étendue du monde créatif de Shiba, qui s’intéressait autant aux petits détails qu’à la structure d’ensemble.” Lieu de consultation et de recueillement, cette bibliothèque compte parmi les dix plus belles au monde. Il y règne une ambiance quasi spirituelle. Une façade en verre laisse deviner le jardin. Le silence de la lecture se mêle à la douce vibration de la nature alentour.

 

Bibliothèque d'Osaka

 

Osaka recèle de nombreux autres lieux secrets et inattendus. Traverser la ville, c’est faire des bonds dans le temps, se retrouver d’une scène de cinéma à une autre. Parfois, les époques et les mondes se télescopent, comme dans le jardin japonais de Keitakuen, dans le parc Tennoji. Au bord de l’étang couvert de nénuphars, entre les mousses, les pierres et les petits arbres sculptés, apparaît la majestueuse tour Abeno Harukas qui n’est autre que la plus grande du Japon. Inaugurée en 2014, elle s’élève à trois cents mètres et offre, du haut de son soixantième étage, une vue époustouflante sur la ville.

 

Cagette Osaka

 

Un Japon bordélique et vintage

Éclairée de couleur pop, la tour de Tsutenkaku, dans le quartier de Shinsekai, promet une plongée surréaliste dans le Japon des années 1970-80. Aucune trace de la mondialisation dans les rues de ce “nouveau quartier” (traduction littérale de “Shinsekai”), qui fut un parc d’attractions dans les années 1960 et qui est resté un lieu hors du temps. Dans la galerie couverte principale, des érables en plastique jaune et orange fluo nous rappellent vaguement l’automne. Les hommes se rassemblent encore pour des parties de jeu de go ou de shôgi (sorte d’échecs japonais) dans des petits clubs. On se sert au comptoir des restaurants pour dévorer les spécialités locales, les kushikatsu, brochettes panées de légumes. Le tout dans une ambiance enfumée autant par les cuisines que par les cigarettes des clients. C’est comme si le Japon bordélique et vintage avait élu domicile à Shinsekai.

 

Magasin Osaka

 

Au pied de la tour, il ne reste plus qu’un cinéma érotique, le dernier de la ville dit-on, qui continue de peindre ses affiches à la main. Un vieux travesti y fait l’accueil avec de faux airs de petite écolière effarouchée. À quelques encablures, dans un entrelacs de ruelles se succèdent des karaokés grands comme des mouchoirs de poche. Les rues piétonnes principales alignent, elles, des arcades de jeux vidéo tous plus vintage les uns que les autres. Les jeunes comme les vieux s’y pressent pour une partie de Pac-Man ou de Smart Ball. Pourtant, aucun sentiment de nostalgie ici. C’est comme si ce décor suranné avait résisté à l’épreuve du temps et de la globalisation.

 

Affiche Osaka

 

Le voyage dans le temps se poursuit chez Madura, un barsalon de thé du quartier d’Umeda niché au sous-sol du petit centre commercial Osaka Thimae Dai-ichi Building. L’endroit n’a pas changé d’un iota depuis son ouverture au début des années 1970 et affiche toujours les mêmes fauteuils en skaï, banquettes rondes, tables basses en Formica, lumières mordorées et paravents miroirs. Le fils du fondateur, qui gère l’endroit, veille à préserver ce décor digne d’un “James Bond – Mission Osaka”. Des retraités en costume et cheveux aux reflets verts, coiffure typique d’Osaka, pénètrent dans le bar, escortés par un serveur travesti. Du décor aux clients, tout participe à donner au lieu une réjouissante ambiance rétro.

 

Insigne Osaka

 

Un peu plus à l’est, le quartier de Kitashinchi dévoile quant à lui une version contemporaine de la vintage mania. De petites maisons en bois, parmi les rares préservées de la ville (elles avaient été délaissées par les artisans après la guerre), y ont été restaurées et réinvesties par une nouvelle génération. Aujourd’hui, les rues de ce microvillage sont truffées d’échoppes branchées : friperies, bars à jus bio, boutiques de café torréfié, salons de coiffure au design minimal, pâtisseries. Un bar s’est installé dans une de ces maisons en ruine où l’on prend place dans des fauteuils en vieux cuir troués ou sur des coussins à même le plancher en bois. Les jeunes bobos d’Osaka s’y donnent rendez-vous. On sent déjà que demain, d’autres lieux s’ouvriront à la faveur de nouveaux occupants. De manière naturelle, les hipsters migreront un peu plus loin dans un autre quartier, moins cher, un peu plus rebelle, venant encore ajouter d’autres couleurs au puzzle géant et joyeusement dissonant que compose Osaka.

 

Par

MARION VIGNAL

 

Photographies

CAROL SACHS