Guatemala

Le marché de Chichicastenango

Le marché de Chichicastenango

Le jeudi et le dimanche, le marché de Chichicastenango rassemble les indiens de tout l’altiplano guatémaltèque dans une débauche de couleurs et une marée de marchandises. Lors d’un voyage au Guatemala, on ne peut ignorer cette manifestation qui reflète à la fois des savoir-faire et un art de vivre. Qui est aussi l’occasion de concentrer autour de l’église Saint Thomas et de son soubassement maya un certain climat spirituel. Et si les voyageurs sont pris en compte par les marchands Quiché, c’est que ceux-ci sont des commerçants avisés.

 

Chichicastenango

Les chansons attrapent les choses comme un filet à papillon : arrêtées bien sûr, mais vivantes. Aussi peut-on commencer un voyage à Chichicastenango - Guatemala, par Chi-chi-Castenango, d’Edmundo Ros, l’un des missionnaires de la rumba des années cinquante - Decca M32084. C’est plus suave que le déroulé des faits et chiffres. Desquels on ne peut pourtant se passer ; alors indiquons une ville de quelque soixante-dix mille habitants, à près de deux mille mètres d’altitude, dans le département du Quiché. C’est dans les Altos, au nord du lac Atitlan (que l’on ne se fera pas faute de visiter un fois les courses faites sur le fameux marché). La position assez centrale de Santo Tomas Chichicastenango dans les Hautes Terres explique qu’elle réunisse avec une remarquable régularité bi-hebdomadaire, non seulement les indiens Quiché, mais d’autres familles de la constellation maya comme, par exemple, les Ixils et les Cakchiquels. Les marchés sont pour les échanges de biens, mais aussi de nouvelles et de points de vue. Les officines du tourisme ne se font pas faute d’ajouter au brassage indigène un élément exogène vagabondant et intéressé lui aussi. Tout cela ensemble encombre les places et les ruelles, furette autour de l’offre et marchande plus ou moins habilement. Sur un marché, la présence d’étrangers va de soi. Elle est même un indice de qualité. L’étranger n’est pas si bête qu’on le dit. And so be glad you can go to Chi-Chi Chi-Chi Chi-Chi-Castenango, there’s a fortune and a future for the baker and the butcher.

homme à Chichicastenango

streetflash/ stock.adobe

 

Un marché indien

Le marché du jeudi et du dimanche est néanmoins d’abord une affaire indienne. Vendeurs et acheteurs venant de tous les coins de l’altiplano. Dont certains sont lointains. On ne fait donc pas la route pour rien. Achats ou ventes, il faut que ça vaille la peine. L’abondance de l’offre et le fourmillement découlent de ce principe. Chichicastenango n’est pas un marché pour dilettante. L’étourdissante richesse de couleurs, d’odeurs, de saveurs, de sonorités tient à cet impératif : rentabiliser le déplacement. Au fond, la Samaritaine n’est pas loin. Posées à même le sol sur une simple toile, les paires de chaussures proposées au chaland sont les modestes symboles d’une logistique à long rayon d’action. D’ailleurs, pour réaliser vraiment, rien de tel que de se rendre en ville dans l’un de ces autocars qui acheminent vaille que vaille les personnes et les biens. Il s’y concentre ce qui se déploiera au mercado. Car celui-ci est, au fond, comme la fleur d’une plante qui pousse de longues racines. Des enfants y travaillent nombreux. Cet état de fait a des raisons complexes et ne peut se réformer par décret. En attendant, le mieux est sûrement de considérer les travailleurs de poche dignement dans la fonction qu’ils assument.

fleuriste au marché

Sylvain Ghirardotto

 

Sur les étals

Les endroits dédiés débordent donc et les vendeurs de toutes choses envahissent aussi rues et places, venant battre jusqu’au pied des marches de l’église Santo Tomas Apostol. A certains endroits, on se fraie difficilement un passage. Le plus judicieux alors étant sans doute de se laisser porter par la foule. Ce qui se vend ici concerne les multiples aspects de la vie. Le voyageur, bien sûr, n’est pas requis par tout. Il peut cependant, avant de se laisser intriguer ou fasciner par ce qu’il ignore, se faire une idée de ce qui compose l’existence des gens des hautes terres. Une machette ou une batterie de cuisine, serait-elle made in China, sont souvent plus éloquentes à cet égard que la fameuse culture maya sur laquelle on a, en général, de bien nébuleuses lumières. Enfin, les couleurs sont ce qui frappe d’abord, agencements sans cesse repris et modulés où flamboient des rouges, des orangés, des bleus, des violets, où le blanc claque brusquement. Les gens portant sur eux ce qu’ils achètent sur le marché, c’est un continuum, un kaléidoscope. Les odeurs émanent des plantes aromatiques et médicinales, des fleurs, des fruits (pommes, pêches, etc.), des légumes (maïs, haricots, tomates, oignons, etc.), du copal, une résine proche de l’ambre que les indiens utilisent comme ailleurs on fait de l’encens. Les animaux les plus familiers sont les poulets et les cochons. Lesquels sont retenus en grappes par des liens végétaux. De petite taille, ils suscitent immédiatement la sympathie. Et un peu d’appréhension quant au sort qui les attend. D’autant que le destin s’indique sur place sous forme de restaurant. On vend de la chaux éteinte aussi, l’eau de chaux entrant dans la préparation de la pâte à tortilla. Le plac plac accompagnant la confection des galettes - dont certaines peuvent être bleues, selon la variété du maïs - participe au son du marché. Des objets de vannerie, beaucoup de poterie s’écoulent. Et des chandelles, indispensables à toutes les cérémonies. Les masques sculptés étaient - et sont encore - portés lors de danses rituelles. Du plus ordinaire au plus surprenant chaque objet trouve place et preneur sur le marché.

tomates au marché

Tolo/stock.adobe

 

Le huipil

L’artisanat alimente la place de Chichicastenango en belles choses. Parmi ces réalisations, nulles ne sont aussi remarquables que les tissus. Et, dans cette catégorie, le huipil est emblématique. C’est une chasuble traditionnelle dont les origines remontent loin avant la conquête espagnole. Elle est toujours portée, ayant souvent évolué sous l’influence des modes européennes. Dans sa plus originelle expression, on dirait une espèce de poncho sans capuche dont les côtés sont fermés par des coutures ou des rubans. Le huipil peut être long ou court, il couvre en général jusqu’aux genoux. Deux ou trois bandes d’étoffe cousues l’une à l’autre suffisent à le bâtir dans la plupart des cas. Une ouverture de forme variable est ménagée au centre pour passer la tête. Des broderies directes ou rapportées décorent le vêtement. Pas par pur souci d’ornementation, mais tout autant d’identification sociale - chaque peuple maya ayant ses motifs propres - ou religieuse. Il y a donc esthétique et message. Et émulation. Un belle borderie mettant en valeur qui la porte et qui la fait. Il y a une haute couture du huipil. On ne le porte pas comme n’importe quel pull, mais comme un marqueur d’identité. Bien entendu, des huipils sont tissés et brodés désormais qui n’ont pas la même charge symbolique.

 

vieille femme à Chichicastenango

JoseLeonel/stock.adobe

 

L’église Santo Tomas

C’est à Chichicastenango, en 1702, que le dominicain Francisco Ximénez se fit communiquer le Popol Vuh, en fit une copie et une traduction espagnole. Préservant ainsi ce monument de la mythologie maya, le document original ayant disparu depuis. Les relations entre le christianisme et les anciennes croyances mayas sont tortueuses. L’idée que les secondes se survivent comme en contrebande dans le premier relève un peu du lieu commun, mais l’intrication est certaine. Les étals du marché viennent buter contre les marches de l’église Saint Thomas, XVIe siècle. Chaque degré renvoyant à un mois du calendrier maya. Le sanctuaire catholique s’élève immaculé sur un socle précolombien. L’intérieur de l’église est tout a fait sobre, avec ses murs blancs et son grand retable sombre. Hors cérémonies, les fidèles y prient en silence. Dehors, il en va autrement, dans les coups de tambour et les déflagrations de pétards. Des brassées de fleurs sont déposées sur la volée de marches. Et les attitudes dévotes vont autant à l’apôtre qu’aux ombres des divinités mayas. Pour le visiteur, les chandelles brûlent de façon ambigüe. Les dieux sans doute savent de quoi il retourne. Jouxtant le sanctuaire, le musée régional présente une belle collection ethnographique, en partie constituée pendant la première moitié du XXe siècle par un missionnaire franciscain.

 

L’église Santo Tomas

Stefano Ember/stock.adobe

 

La vie et la mort

Le marché lui-même fournit aussi au chaland des raisons d’espérer. Ainsi les nombreux bonimenteurs de produits miracles trouvent-ils aisément des clients. Il y en a, dans ce domaine encore, pour tous les maux qui affectent le pauvre monde. Trouble physique ou mental ou relationnel, les fournisseurs de panacées entretiennent la résilience. Ils ont leur champ d’intervention propre, qui n’est ni celui de la médecine moderne, ni celui des thaumaturges traditionnels. Tout comme les dentistes donnent de la face en cuivrant les dentitions. Les cranes sculptés appartiennent eux aux zones incertaines du plus très vivant et du pas tout à fait mort. Les échanges concernent aussi bien l’au-delà. Une dimension que le marché ne saurait ignorer. Avant de quitter Chichicastenango, on fera bien d’ailleurs d’en visiter le cimetière général, plein de couleurs pastel et acidulées. La mort n’a pas au Guatemala la même tonalité sombre qu’en Europe ; la vie semble y conserver des droits. Et le bar à l’entrée, El Ultimo Adios, n’a pas pour seule fonction de noyer les chagrins.

 

Par

EMMANUEL BOUTAN

 

Photographie de couverture : Ingo Bartussek/stock.adobe