« Ce n’est pas toi qui choisit le lieu, c’est le lieu qui te choisit. C’est le voyage qui te dicte ton chemin ».
Commencez donc, que sais-je, par la petite ville de Lanusei, en Sardaigne, avec ses montagnes venteuses aux senteurs de myrte. Un soir, je l’ai vue qui scintillait depuis la côte, on aurait dit une nébuleuse, un tapis de diamants étendu sur les farouches montagnes violettes de l’Ouest. Elle se tenait à pic sur la mer tyrrhénienne – dont peu de gens savent qu’elle est parsemée, jusqu’aux rivages inquiets de la Calabre et de la Sicile, d’énormes volcans engloutis. C’est là que se trouve le Sud qui vous appelle impérieusement pour un grand voyage à rebours du temps. Il faut en finir avec l’idée que c’est en haut que l’Italie commence, un finir avec la “descente” barbare du Nord au Sud. Le propre de l’Italie, c’est d’être une péninsule, et pour bien la comprendre, il faut partir des terres des Normands, des Arabes, des Grecs. C’est un monde qu’il faut parcourir de bas en haut, comme le fit Garibaldi voici un siècle et demi.
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Et voici Marettimo, la plus sauvage des îles Égades, un rocher phénicien encore intact où Garibaldi rencontra le pêcheur qui allait le guider jusqu’à Marsala. En Sicile, Salemi et Castelvetrano, d’une beauté à l’état pur, se dressent par-dessus les blés et les vignobles ; et il ne faut pas oublier les Rocche di Cusa, la carrière d’où les Grecs tirèrent le minéral pour sculpter les colonnes de Selinunte, solitaire dans le vent chargé d’effluves d’origan, tandis qu’au loin résonne le chant des muezzin de Mazzara del Vallon, un bout de Tunisie de ce côté-ci de la mer. Et plus avant, par-delà la falaise de Niscemi qui marque l’affrontement cyclopéen du socle eurasiatique et du socle africain, voici Grammichele, triomphe du baroque sicilien, une ville entièrement reconstruite après l’apocalypse sismique de 1693. Prenez donc une granita au citron à l’une des terrasses de son immense place hispanique et laissez votre imagination suivre la Chronique d’une mort annoncée de Garcia Márquez.
En remontant la Calabre, fuyez la mer et le ciment. Il faut voir le Sud à mi-côte : reprenez donc sans crainte de l’altitude, allez écouter la messe byzantine de Gallicianò, passez ensuite la nuit sur l’Aspromonte, au refuge que tient Antonio Barca à Piani di Carmelia, et demandez-lui de vous raconter ses histoires. Puis partez en quête des joyaux qui se cachent hors des sentiers battus, tels San Nicola di Crissa, Cròpani, Santa Severina, Savelli, Cropalati, que séparent des bois, des sanctuaires, des fontaines ou des lits de rivières sauvages tapissés de lauriers roses.
Rudi Ernst
Égarez-vous dans le parc du Pollino, à Orsomaro, puis dans la Gola della Gatta, l’un des endroits où il y a le moins de routes en Europe. Sur les Dolomites Lucaniennes, une fois par an, vous pourrez assister à l’abattage de l’arbre le plus haut de la forêt, un géant de trente mètres que traînent ensuite jusqu’au village huit paires de bœufs conduits par des bergers qui, au lieu de hurler leurs ordres, les murmurent.
Une fois passé Potenza, depuis le balcon féerique de Candela di Puglia, vous pourrez observer la faille de la plaine du Tavoliere qu’on appelle Fosse Bradanique, autre zone de puissant contact avec la plaque africaine qui glisse vers les Alpes au Nord-Ouest et qui est la mère de tous les tremblements de terre. Et les prairies ondoyantes de Castelluccio Valmaggiore, au Sud de Lucera, où la charrue exhume encore des morceaux de lances et de boucliers : on dit que c’est ici qu’eut lieu la véritable bataille de Cannes entre Hannibal et Rome. Et c’est alors le Matese, bastion samnite, vers lequel on avance en connaissant la peur qui étreignait les légions romaines, avant de descendre à Gaeta sul Tirreno, où les canons des Savoie eurent raison des dernières résistances de l’armée des Bourbons. Au-delà de Frosinone, je vois Alatri, un crépuscule couleur cyclamen sur les monts Ernici ; puis, à pieds, je traverse les monts Simbruini jusqu’à un Abruzze inconnu du nom de Cappadocia : ce n’est peut-être pas la Turquie, mais ça lui ressemble à s’y méprendre.
Continuons cette relecture du Sud au Nord de la Péninsule italienne. Nous sommes maintenant en présence des géants, les piliers du Centre. Monts de la Laga, Gran Sasso, monts Sibyllins, Terminillo. Des cols et des prairies modelés par des millénaires de pâturage, du temps où par les Apennins transhumaient jusqu’à quarante millions de moutons. Des endroits comme le passage de Colfiorito, qu’emprunta Hannibal lorsqu’il faisait route vers les terres adriatiques des Picentins, des terres si riches qu’il put laver ses cheveux dans le vin. Ces pâturages musqués nous placent au centre exact de la Péninsule, en équilibre entre ses deux mers. Sur ces hauteurs, les agneaux sont proches de l’ivresse tant l’herbe sauvage est bonne, et c’est ici que passèrent saint François et le loup. Le loup qui s’en revient habiter ces montagnes et qui, de son long hurlement surnaturel, se rend de nouveau maître de la nuit.
Lorsque nous atteignons l’arête entre Toscane et Émilie, nous sommes déjà bien repus de visions, et pourtant le voyage est loin d’être fini. L’Italie est longue, disaient les Arabes en contemplant ses côtes dentelées et interminables. Longue, difficile à gouverner peut-être, et donc riche de surprises et de différences. Voici Premilcuore, sous le pas du Muraglione, du côté de Forlì. C’est comme le prototype de l’Italie centrale, avec ses petites routes antiques enchâssées entre d’immenses forêts de hêtres, des pâturages et une rivière aux flots abondants. Puis voici Gorfigliano, sur le versant d’en face, où l’on peut voir briller les âpres sommets des Alpes Apuanes fraîchement lavés par la tempête. Et, au Nord-Ouest, le mont Antola, en équilibre entre Piémont, Ligurie, Émilie et Lombardie, un no mans’land où résonnent des accordéons et des cornemuses qu’on croirait écossais. Mais nous sommes bien en Italie, une Italie aussi éloignée que la Lune de celle que nous racontent les journaux.
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De là, nous nous laissons dégringoler dans la marmite de la plaine du Pô, nous franchissons le fleuve en empruntant le mythique pont de la Becca, dont le métal retentit sous nos pas, et nous remontons le Tessin jusqu’à Morimondo. Bien qu’on soit dans la province de Milan, c’est la campagne profonde : des abbayes, des rizières couleur émeraude et les Alpes enneigées en arrière-plan. Depuis la placette de Tornavento di Lonato Bozzolo, à deux pas de l’aéroport de Milan Malpensa, nous pouvons entendre le parfait silence du soir qui descend sur les villages du Haut-Piémont. Et par-delà une Mésopotamie de rizières, nous verrons l’immense paroi orientale du Monte Rose, géant himalayen, s’embraser d’or et de pourpre.
Le Nord-Est commence à éclore à Borghetto sul Mincio. Un enchantement de moulins, de tavernes, de canaux, et le bruit incessant de l’eau qui coule. Il est temps de remonter le Brenta et le Cismon, son affluent, qui conduit aux Pale di San Martino, avant-poste grandiose des Dolomites. Cette fois encore, la règle d’or, c’est d’éviter les sites trois étoiles. Mieux vaut aller prendre un goûter sur les prairies d’Imer et de Mezzano avant de grimper sur les Vette, une énorme muraille du haut de laquelle nous pourrons voir, dans une solitude parfaite, la lagune de Venise, l’Adamello et les Trois Cimes mythiques de Lavaredo.
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Des surprises, encore des surprises. Il n’est aucun pays au monde qui m’en réserve autant. En tant qu’enfant de la frontière de l’Est, c’est toujours là, immanquablement, que je viens boucler le grand S de mon voyage, à quelques mètres de l’Autriche et de la Slovénie : dans les bois de Valromana, au-dessus de Tarvisio, où des eaux écumantes se précipitent vers le Danube. C’est ici que l’alpiniste himalayenne Nives Meroi et que l’Arménien Ararad Katchikian et ses chiens de traîneau se sont fait leur tanière. Depuis le sommet du Mangart, l’ultime rempart, nous pourrons reparcourir sur la carte la route que nous venons de faire. Et là, je peux vous le garantir, nous aurons déjà envie de recommencer.Texte traduit par Christophe Mileschi.
Par
Paolo Rumiz, Ecrivain