La Sérénissime cultive son Carnaval depuis mille ans. En 2022, il sera célébré du 19 février au 1er mars. Parades nautiques, défilés historiques, festivités grandioses, bals so chics à l’abri des palais de marbre, costumes féeriques… Promis, la fête sera, comme d’habitude, exceptionnelle. A vos masques, prêts, partez !
Entrer chez Tragicomica. La boutique du quartier de San Polo invite à plonger sans retenue, à laisser vagabonder son imagination au fil des rayonnages sur lesquels s’entassent masques et parures, étoffes et chapeaux, souliers, loups et cannes ouvragées. Cette antichambre du Carnaval et de ses festivités rassemble un atelier de fabrication des plus beaux masques de papier mâché qu’on trouve à Venise, des dizaines de portants et de vitrines exposant les vêtements que portaient les riches marchandes et leurs belles au cours des siècles d’or (du XVIème au XVIIIème) de la Cité des doges, des tables de couturières regard figé sur leur aiguille… Ici, tout est à vendre, cher, ou à louer, cher quand même. Mais cette place forte du costume historique est un des passages obligés quand on arrive à Venise à l’heure du Carnaval. Evidemment, on peut se contenter de flâner, l’air de rien, au milieu des personnages fantasques habillés comme des princes ou tels les personnages de la commedia dell’arte, Arlequin et Colombine en vedette. Par centaines, ils prennent possession de la ville, de ses placettes, de ses ponts, de ses escaliers. S’imaginer alors Casanova, toutes audaces libérées par un visage dissimulé, ou bien dame égarée qui va vite offrir un baiser à ce visage masqué.
Pour mémoire, rappelons que l’essence du Carnaval est de libérer les participants de toute contrainte durant la semaine qui précède le Carême (en 2019, dimanche 10 mars), une période de jeûne de quarante jours qui prendra fin la veille de Pâques… Ces mortifications annoncées méritaient bien quelques réjouissantes débauches.
De gondoles en parques cirés
Participer dignement au Carnaval de Venise exige de se costumer. Des pieds à la tête. Ou plutôt, de l’escarpin à boucle jusqu’au tricorne ou la mantille. Doté d’un carnet de rendez-vous qui fera sauter de gondole en parquets cirés, de concerts élégants en dîners raffinés. D’accord, moyennant un coquet budget : un peu plus de 300 euros par jour pour la location du costume, presqu’autant pour les accessoires et de 300 à 500 euros par personne l’entrée aux soirées avec dîner et bal, organisées par tous les grands hôtels ainsi que dans les palais qui bordent le Grand Canal, sur des initiatives privées. Le plongeon dans les ors, gourmandises et raffinements du XVIIIème siècle le mérite afin de savourer l’ambiance que raconte Théophile Gautier, toujours intacte : « Venise pour le bal s’habille/De paillettes tout étoilé,/Scintille, fourmille et babille/Le Carnaval bariolé ».
La manifestation est désormais ramenée à une quinzaine de jours. Jadis, il lui arriva de s’étaler sur près de six mois au point que l’Europe entière s’y pointait en frétillant d’avance, au nom de cette fête qui ne s’arrêtait jamais. Il est vrai que l’affaire le méritait, offrant le frisson des jeux en toute liberté (paris, casino, concours…), celui de l’égalité entre tous puisque le costume délivrait des apparences sociales, sans oublier la fraternité et même un peu plus puisque tous les témoins de l’époque s’accordent à célébrer (ou dénoncer) fesses légères et lèvres gourmandes, endiablées par l’anonymat qu’offraient loups de satin noir, plastrons de héros, frou-frous de dentelles, perruque poudrée et place pour deux sous les capes de velours surpiquées de broderies au fil d’or. Certains historiens estiment que sur ses 150 000 habitants d’alors, 10% étaient des prostituées. Admettons. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, alors que Venise compte à peine 60 000 résidents.
Personne n’a oublié
Entre-temps, Napoléon est passé par là. Très exactement, le 16 mai 1797, lorsque les troupes françaises s’installent dans le palais des Doges, forçant le 120ème d’entre eux, l’estimable Ludovico Manin, à remettre les clefs de sa ville, mettant ainsi un terme à mille ans d’indépendance et de prospérité marchande. Pour l’occupant, pas question de tolérer masques et déguisements sous lesquels il est si facile de cacher de vilaines intentions. Fini le Carnaval.
Quelques passionnés, ardents militants de la cause vénitienne, le remettent à l’honneur dans les années soixante-dix. Vive la mémoire collective, personne n’a oublié les mille années de célébration qui précèdent. Reprenant la tradition, à quelques détails près, ces vaillants installent le Carnaval de Venise dans sa version moderne tout en lui conservant ses audaces et son esprit festif. Bravo.
Durant cette quinzaine, rien ne manque dans le décor. Certes, l’office de Tourisme local habille effectivement d’époque quelques figurants qui flânent en toute insouciance sur les ponts, le long des canaux ainsi que sur la place Saint-Marc, mais ils se fondent vite parmi les vrais visiteurs venus ici pour la circonstance. Vérification immédiate de l’anonymat grisant d’offrent le masque et le costume. Une règle jamais écrite, toujours respecté, interdit qu’on parle de sa ville d’origine, de son métier, de ses prochaines vacances aux Seychelles. En bonne courtoisie, on s’en tiendra à féliciter pour la beauté du vêtement, au dernier roman dévoré, à la maestria d’un ténor, la grâce d’une étoile, la douceur de la nuit, le charme éternel de Venise…
Vol de l’Ange
Le programme offre de permanentes réjouissances. Des parades nautiques sur le Grand Canal, évidemment, le défilé pédestre et costumé de toutes les corporations et chapelles que compte la Vénétie, bien entendu, des concerts également, sur les places ou à l’abri des dizaines d’églises que compte la ville (admirer alors les toiles et les sculptures), le spectacle des arts de la rue, jongleurs, musiciens, danseurs, des feux d’artifices quotidiens, etc.
Surtout, ne pas manquer les trois événements majeurs, publics et gratuits, qui marquent la manifestation. Après les défilés d’inauguration aura lieu le 23 février la « Défilé des Marie ». Douze beautés locales, élues autant pour leur plastique que pour leur tenue, se présentent au public avant que soit désignée la Marie de l’année. Un honneur qui lui vaudra, l’an prochain, d’assurer le « Vol de l’Ange ». La jeune Vénitienne en habit traversera la place Saint-Marc suspendue à un filin, depuis le campanile jusque sur les croisillons de la place, semant confettis et bisous à l’attention de ses admirateurs. Cette année, le vol est annoncé le 24 février à 11 heures.
Enfin, assister à la désignation du « plus beau costume du Carnaval », un palmarès pour les messieurs, un autre pour les dames. Le rituel s’étale sur dix jours avec défilé en matinée sur le podium installé place Saint-Marc. Le public est invité à marquer ses préférences d’une retentissante ovation ! Le jury en tiendra compte.
Plastron et gants blancs
Pour le reste, place à l’intuition d’une promenade le long des ruelles désertes qui débouchent sur une placette dont le silence est juste troublé par la chanson de la fontaine, le claquement des talons d’une paire de mules, le froissement d’une robe à corbeille, le glissement de souliers vernis. Ce soir, c’est fête, entre parquet de chêne vernis et lustre de cristal soufflé à Murano. Tablées comme au temps des princes, agapes raffinées, chuchotis malicieux, service en grande tenue, plastron et gants blancs, orchestre classique, valse ou menuet ? Madame, s’il vous plait, entrons dans la danse.
Par
JEAN-PIERRE CHANIAL
Photographie de couverture
ANDREY NASTASENKO