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Canal de Panama, nous voilà !

Canal de Panama, nous voilà !

Le porte-conteneurs Widukind a quitté Carthagène-des-Indes (Colombie) pour Panama. Une route courte, 260 milles, 482 kilomètres. Objectif, passer le canal pour continuer dans le Pacifique en direction de Tahiti. Rendez-vous a été fixé avec un pilote à l’entrée du chenal. Une procédure obligatoire.

 

Chaque jour de l’année, trente-huit bateaux en moyenne pointent à l’entrée du canal de Panama. On ne passe pas comme ça, à l’improviste, au feeling, parce que ça tombe bien et que le ciel s’y prête. Glisser le long des 77 kilomètres qui relient Atlantique et Pacifique via trois écluses, exige une organisation minutée et impose une procédure stricte, payante, évidemment. En particulier, la présence d’un pilote officiel accompagné de ses hommes sur chaque unité. « Ce canal est le seul endroit au monde où je cède mon commandement et ma responsabilité sur le navire, explique Orencio Cortez, quinqua philippin, capitaine du Widukind. Il comptabilise cinquante et quelques passages ici. Quand il arrive à bord, le pilote panaméen devient maître du bateau et moi, son second ». Widukind est ponctuel au rendez-vous. Le pilote aussi.

 

5h30

En vue du canal

Une vingtaine de bateaux arpentent machines au ralenti le plan d’eau qui précède le chenal d’entrée au canal. Par radio, ils seront appelés chacun leur tour selon le rang de leur inscription. Le nombre de demandes oblige à la présenter plusieurs semaines à l’avance. L’administration panaméenne veille sur chaque armement et vérifie que le droit de passage a bien été acquitté. Les ordinateurs tournent, l’armateur soupire en se grattant le menton, les banques valident, les zéros valsent. La redevance est calculée selon la taille du bateau et le poids de son chargement. Un petit voilier peut payer moins de 1 000 euros. Un cargo géant, plus de 300 000 euros. Personne ne rouspète, cette somme majorera le coût de livraison des conteneurs, puis sera répercuté sur le client final. Nous. Imaginons un cargo chargé de 2 000 boites de 30 tonnes chacune dont une garnie d’écrans plats, cela augmente d’à peine 2 euros le prix du téléviseur, autant que son carton d’emballage. Personne ne s’en souvient à l’heure du match de foot. Le ministre des Finances du Panama s’en réjouit.

 

7h00

Le pilote monte à bord

A bâbord, une longue jetée artificielle marquée par une balise verte. A tribord, la même, mais rouge. Entre les deux, moins de 500 mètres, deux navires s’y croisent facilement. Sur les rives, une zone industrielle, des grues, des bateaux à l’ancre, un dragueur, des carcasses rouillées. Arrive une petite vedette qui se colle au flanc du cargo, le pilote est prêt, il grimpe l’échelle de coupée, puis les sept niveaux qui le conduisent jusqu’à la passerelle de commandement. Pas d’ascenseur sur Widukind. Souffle court, il indique cap et vitesse. Arrive un autre bateau rapide. Dix-neuf hommes en uniforme, chemise bleu clair, pantalon marine et gilet de sauvetage fluo, déboulent à leur tour et s’éparpillent sur les ponts inférieurs. Machines, enrouleurs, câbles, cordages, écrans, chacun son poste. Après cette invasion façon Navy Seals s’assurant le contrôle d’un bâtiment ennemi, ils plongent vite le nez sur l’écran de leur téléphone mobile. Mails, WhatsApp, jeux surtout. Surement indispensables, ces messieurs contribuent à la bonne tenue des statistiques sur l’emploi : le canal historique et le nouveau font travailler 10 000 Panaméens. Les 14 000 bateaux qui les empruntent chaque année alimentent pour 2 milliards de dollars le budget du pays. De quoi financer le majestueux pont suspendu actuellement en construction qui, dans le sens où progresse Widukind, marque sa sortie de l’Atlantique. Il pourrait s’appeler Centenario, le pont du Centenaire. Le porte-conteneurs passe.

 

9h00-10h50

L’écluse de Gatun

Le canal a célébré ses 100 ans le 15 août 2014. En un siècle, il n’a que peu changé. Les écluses, leurs parois de béton, les lourdes portes d’acier riveté, le système d’évacuation des eaux comme celui du remplissage, les bâtiments de contrôle…, à part les vérins hydrauliques, l’essentiel est d’origine.

Quelle affaire, ce canal ! Beaucoup d’écoliers français l’associent à Ferdinand Marie, vicomte de Lesseps (1805-1894). Les plans et les premiers coups de pioche lui sont effectivement dus. Mais pas la suite. Il avait triomphé à Suez, en Egypte, il subit ici un cinglant échec. Dès 1880, il dessine la voie d’eau qui reliera Atlantique et Pacifique. Pour financer ce rêve grand comme l’humanité, de Lesseps fait appel à la Bourse de Paris, les petits épargnants se précipitent, enthousiastes. Las. Le paludisme, la fièvre jaune, des glissements de terrain, les accidents… C’est la faillite (1889). Ce Panama papers version initiale ruine des milliers d’actionnaires incrédules lorsqu’ils découvrent la cruauté des finances. Les Etats-Unis qui voyaient d’un mauvais œil un coq becqueter sur leurs terres d’influence, rachètent le tout pour trois fois rien et s’adjugent la gloire du canal en 1914.

Guidé par son pilote ainsi que par deux « bateaux pousseurs », un latéral, l’autre à l’arrière, Widukind s’installe au centre de la première écluse, Gatun.

Le canal a donné naissance à la jauge des bateaux dits « Panamax », moins de 294,30 mètres de longueur, 32,30 mètres de largeur et 12 mètres de tirant d’eau. Widukind en fait partie. Avec leurs 3 000 à 5 000 conteneurs, ils se faufilent tout juste, laissant moins d’un mètre libre de chaque côté de l’écluse. Le nouveau canal inauguré en 2016, bien plus accueillant, accepte les unités de 366 mètres de long et 49 mètres de large, lestés de 15 000 conteneurs. Des géants. On leur donne du « Post-Panamax ». Les chantiers navals construisent déjà les cargos taillés pour emporter 18 000 et même 20 000 caissons.

Sur les deux bords de chaque écluse patientent des petites locomotives électriques. Deux et deux devant, autant à l’arrière, reliées au bateau par de solides câbles tendus au maximum. Des monstres de puissance. En liaison radio avec le pilote, elles tirent, retiennent et assurent le maintien du navire à la bonne distance des quais. La sortie de l’écluse de Gatun donne sur le lac du même nom, une étroite promenade de 24 kilomètres, bordée de collines tapissées de vert tropical, hermétiques, totalement inhospitalières, trop silencieuses. On imagine le lynx, l’aspic, la mygale, les alligators, quelques toucans sans doute. Le pilote confirme. Sur la photo, le reflet dans les eaux noires sera splendide. On comprend alors l’envergure d’un chantier colossal.

Les USA reprennent donc l’affaire en 1903. Appuyés par quelques destroyers, ils commencent par retirer Panama de sa tutelle colombienne. Naissance d’une nation coupée en deux par un canal qui demeure sous l’autorité exclusive des Etats-Unis. Un protectorat. Les travaux reprennent. Personne ne peut dire s’ils coûtèrent la vie à 6 000 ou plutôt à 20 000 ouvriers. Enfin, le canal est percé, les Etats-Unis gèrent. Trop stratégique pour être livré à des mains incertaines. Bien plus tard, le Panama réclame la restitution de « son » canal, souveraineté et administration. Victoire, en 1999 ! Le prix du franchissement va vite doubler. Au terme des accords de rétrocession, des conseillers américains restent sur place et les bateaux porteurs de la bannière étoilée gardent la priorité absolue pour passer.

 

14h45

L’écluse Pedro Miguel

 En 1 400 mètres, elle permet d’effacer un dénivelé de 9,50 mètres. Juste à côté, on voit le nouveau canal doté d’installations ultra-modernes, c’est celui des cargos sans fin, de véritables immeubles sur mer, hauts d’une dizaine d’étages. Par référendum en 2006, les Panaméens ont voté à 78% pour le lancement des travaux. Budget final : 5,2 milliards de dollars et la promesse d’un avenir radieux, malgré la menace d’un concurrent financé par les Chinois à travers le Nicaragua voisin, malgré le réchauffement climatique qui ouvre les routes du pôle Nord, malgré la pression des écologistes, malgré les tenants du ralentissement et de la déconsommation, malgré… Aujourd’hui, 5% du commerce mondial transite par Panama. Deux catamarans blancs passent devant Widukind. Ces Californiens ont écumé ensemble les perles des Caraïbes. Pour certains, la vie semble plus douce. Eux aussi ont dû embarquer un pilote pour passer.

Au fil du lac de Miraflores (1 700 mètres), Widukind se dirige vers la dernière écluse que signalent deux bâtiments. Côté tribord, blanc immaculé, l’ancien, celui du contrôle, style architectural impeccable. Il a vu passer des milliers de bateaux, yachts, cargos, vapeurs, voiliers, cuirassiers et même des sous-marins. De l’autre côté de l’écluse, un immeuble de 4-étages années 2000. Il abrite un restaurant avec baies vitrées et terrasses. Les touristes, nez sur l’écluse, adorent. Une horreur dans le paysage. Il semblait tellement simple de dupliquer le bâtiment initial qui lui fait face. Amical salut des spectateurs. La plupart ont coiffé le panama, gloire du pays, trésor des vendeurs qui arpentent les ruelles pavées de Casco Viejo, le centre historique de la capitale. Une injustice. Le couvre-chef en feuilles de palmier tressées, teinture crème et ruban noir, souple et indéformable, fut inventé en Equateur. Les ouvriers du canal l’adoptèrent en masse, il y trouva son nom.

 

16h10

L’écluse de Miraflores

 Le jour décline, les locomotives sont à poste, câbles tendus, le pilote donne ses ordres, téléphone dans une main, talkie dans l’autre, regard collé à son écran GPS, « un bijou à 10 000 dollars » confie-t-il non sans fierté. Widukind est installé dans la cale, les lourdes portes se ferment, l’eau se retire pour permettre en deux étapes un bond de 16,50 mètres, le différentiel des niveaux. Une ultime patience avant d’apercevoir les bleus du Pacifique. Grace au canal, les capitaines du XXème siècle ont savouré la griserie de rallier New York à San Francisco (9 500 kilomètres) en une dizaine de jours, contre le bon mois que réclamait auparavant la route du Horn plein sud et ses 25 000 kilomètres. Pour les marins panaméens montés à bord, ce grand œuvre n’est qu’un décor de routine. Leur boulot s’achève. Ils appellent la maison, le retour approche.

Une vedette rapide, puis une seconde, le pilote et ses troupes prennent congé, Widukind en termine avec le Panama, le capitaine Cortez reprend son commandement. Ferdinand de Lesseps savait sans doute qu’il n’était pas le premier à rêver de cette coulée magique. Charles Quint (1500-1558) avait déjà interrogé ses Conquistadores pour savoir la faisabilité d’une ouverture qui permettrait à ses galions chargés de l’or du Pérou de ne plus se fracasser contre les rochers de Patagonie, gardiens du détroit que venait de trouver Magellan. Projet fou. Rome l’en dissuada en décrétant : « Dieu a marqué sa volonté de voir les deux océans séparés par un isthme continu. Il est interdit sous peine de mort de s’occuper de toute nouvelle route entre les deux océans ». Verdict sans appel. Quatre siècles plus tard, 6 000, 20 000 héros, le tribut de la colère divine.

 

18h30

Balboa et le pont des Amériques

 La voie est libre. Le port de Balboa aligne sa haie de grues, l’arche métallique du pont des Amériques enjambe le passage, ultime salut avant que disparaisse le monde des terres. Les lumières de la ville de Panama, des dizaines de tours illuminant la nuit tel un bouquet triomphal, l’étonnant musée de la Biodiversité dessiné par Frank Gehry, son Arche de vie, couvert de panneaux vifs, bleu, jaune, vert, rouge, orange, une très longue jetée où la promenade doit être douce… Après onze heures de lent cheminement au milieu des terres, Widukind fait éclater la bulle papale. Les eaux du Pacifique glissent le long de sa coque noire.

 

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Par

JEAN-PIERRE CHANIAL

 

Photographie de couverture

MICHEL PICCAYA