Polynésie

Alain Gerbault : le voyageur oublié

Alain Gerbault : le voyageur oublié

Aviateur, joueur de tennis, dandy, pionnier de la navigation, Alain Gerbault mena une existence des plus palpitante. Las, il fuit les mirages de la civilisation moderne, et passa du paradis des îles polynésiennes à l’enfer d’une fin de vie faite d’errances. Un hommage signé par l’écrivain et journaliste Patrick Poivre d’Arvor, pour raviver le souvenir d’un sombre héros de la mer.

 

J’ai découvert pour la première fois Alain Gerbault autour d’un court de tennis. C’était en 1929, à Roland-Garros, du nom de l’aviateur français disparu onze ans plus tôt dans un combat aérien à la toute fin de la Grande Guerre. Mais c’est un tout autre héros que l’on s’apprête à célébrer en ce 28 juillet, lors de la finale de la Coupe Davis France-États-Unis. Lorsque notre ami Gerbault pénètre dans la tribune présidentielle, au moment où se dispute le double, l’arbitre de chaise annonce son arrivée aux quelque 10 000 spectateurs et provoque de fait l’interruption de la rencontre. Le public, comme un seul homme, se met à entonner La Marseillaise, et Borotra et Cochet, les finalistes français, abandonnent leurs raquettes et se précipitent vers Alain Gerbault pour l’embrasser.

 

couverture du Petit Journal Illustré

Archivist/Mary Evans/stock.adobe.com

 

Pourquoi cet accueil de star ?

Pas uniquement parce qu’il fut lui aussi, pendant la guerre, un as de l’aviation. Pas davantage parce qu’il fut un remarquable tennisman, finaliste du double à Roland-Garros en 1921 et du simple l’année suivante au tournoi de Monte-Carlo. Non. Le 26 juillet, Alain Gerbault bouclait un incroyable tour du monde à bord de son mythique voilier, le Firecrest. Arrivé au Havre, il avait été accueilli triomphalement par une foule immense (il recevra même la Légion d’honneur quelques jours plus tard). Ainsi, pour reprendre les bonnes vieilles habitudes, il s’était rendu au stade Roland-Garros, accompagné de la grande championne Suzanne Lenglen, une amie intime avec laquelle il disputa de nombreux doubles mixtes. Alain Gerbault ressent l’appel de la mer lorsqu’il est enfant, à Dinard, sur le yacht paternel. L’homme qu’il est devenu a de la constance dans les idées et sait sortir des sentiers battus. Ainsi, une première fois, il ose une traversée de l’Atlantique d’est en ouest. Sur son petit bateau de onze mètres, il essuie vents et courants contraires et met plus de cent jours pour relier Nice à New York, en 1923. Il en fait le récit dans Seul à travers l’Atlantique (1924), immense succès de librairie.

Bateau sur une plage en Polynésie

Britney Gill

Les fortunes de mer ne le décourageant pas, il ne reste en France qu’une petite année, le temps de renouer fugacement avec sa vie de dandy et de bourreau des cœurs. Car Alain Gerbault s’ennuie. Il lui faut à la fois plus de mer, plus d’aventure, plus d’évasion. Il imagine donc un nouveau voyage, encore plus palpitant et beaucoup plus long. Toujours sur son Firecrest et toujours en solitaire, il repart de New York le 2 octobre 1924, pour un tour du monde de cinq ans. Cap sur les îles : Bermudes, Tahiti après le canal de Panama, Fidji, La Réunion, Sainte-Hélène, le Cap-Vert… Jusqu’à cette arrivée héroïque au Havre en 1929. Le Tout-Paris se l’arrache, il croule sous les invitations, Yvonne Printemps lui consacre une chanson… Mais il n’est pas heureux en France. D’autant qu’en 1932, sa tendre amie la navigatrice Virginie Hériot disparaît à l’âge de 42 ans. “Mes trois ans de retour à la vie civilisée me semblent vides, terriblement vides, plus vides qu’une semaine passée dans un atoll, tant la vie trépidante et compliquée de la civilisation moderne appauvrit la mémoire en enlevant le temps de réfléchir. Seul subsiste le souvenir d’un tourbillon perpétuel et incessant de voyages.” Il lui faut donc repartir. Voyager : la grande affaire d’Alain Gerbault. J’aurais tellement aimé qu’il m’embarque à son bord, le 28 septembre 1932, à Marseille d’où il appareille avec son nouveau bateau, dont il avait dit qu’il serait son tombeau… Sans fausse modestie, il lui avait donné le nom d’Alain Gerbault…

 

« Mes trois ans de retour à la vie civilisée me semblent vides, terriblement vides (…). Seul subsiste le souvenir d’un tourbillon perpétuel et incessant de voyages. »

 

Après des années d’errance, sans jamais revenir en France, la prophétie du marin se réalise le 16 décembre 1941, sur l’île de Timor où il rend l’âme. Entre temps, tout au long de ces neuf ans de vagabondage dans les îles polynésiennes, il aura approché une certaine idée du paradis. Il y fouille tous les archipels du Pacifique Sud, y apprend les langues locales et fait renaître des traditions de populations colonisées par l’administration mais aussi par l’alcool. Il retrouve enfin les Marquises tant aimées de son premier tour du monde. Jamais il n’oubliera cette “route du vrai retour”. Il y aura goûté la sérénité, ce qu’il rapporte dans Îles de beauté (1941), l’ouvrage de la réconciliation avec le monde vivant. Il partage le quotidien des pêcheurs, leurs jeux, leurs rires, leurs traditions. Mais au fil des années, sa vision de la Polynésie se fait plus sombre. Un paradis se meurt (parution posthume en 1949) est le titre de son livre-testament, que je recommande à chaque voyageur partant à la découverte du Pacifique.

 

Feuille en Polynésie

Jessica Sample

 

Malgré cela, il aura fait quelques mauvais choix, bien éloignés des réalités métropolitaines : Pétain plutôt que de Gaulle. Et alors que l’Océanie se rattache à la France libre, il lui faut fuir. Les îles Samoa, Tonga. Toujours plus loin, toujours l’errance. Il passe le détroit de Torrès et arrive dans l’océan Indien. Le voilà au Timor portugais. Il vit à moitié nu sur son bateau, sa maigreur fait peur, il traîne sur la plage, rongé par la malaria. Le navigateur tente de repartir, mais son bateau s’écrase contre les récifs. Lui s’en sort en nageant, mais très affaibli par la maladie, il agonisera pendant une semaine. Soixante-dix ans plus tard, je suis retourné à Dili, au Timor. Puis à Bora-Bora, où Alain Gerbault a fini par être enterré, chez ceux qu’il aimait. Sa tombe était reléguée derrière les poubelles du port. Avec quelques amis et les autorités locales, nous avons financé sa restauration. En mémoire de celui qui avait écrit :

 

« Le marin appareille sur son navire

Toujours il reprend le large

Un jour, pour la première fois,

il avait pris la mer.

Et c’est elle qui le reprend toujours.

Le marin s’est enseveli avec son navire.

Il ne bravera plus l’orage

Toujours il reprenait la mer

Et c’est elle qui l’a pris pour toujours. »

 

Par

PATRICK POIVRE D'ARVOR

 

Photographie de couverture : csakisti/Getty Images/iStockphoto