Grèce

Spetses ? Chut, c’est un secret

Spetses ? Chut, c’est un secret

Le nom de cette île grecque reste inconnu des voyageurs. Miniature, elle flotte à deux heures de bateau du Pirée et, depuis un bon siècle, se réserve aux initiés, amateurs de vacances sans frime ni chichi. Le vrai chic.

 

« C’est tout simple », détaille Antonis qui ne précise pas son nom, celui d’une famille d’armateurs richissime, dont la maison de pêcheurs installée sur les hauteurs du village de Spetses lui sert de refuge, génération après génération. Il poursuit : « Mykonos, c’est l’argent sans compter, le show-off, la fête. A Santorin, la foule des touristes, l’ouzo hors de prix sur un air de Pavarotti, les souvenirs fabriqués en Asie. A Rhodes, les resorts « all inclusive », l’horreur. Spetses reste l’un des refuges de l’authenticité grecque ».

 

escaliers du Poseidonion Grand Hotel

 

Entendre par là un confetti de 27 km² et une seule route qui en fait le tour. Elle n’a jamais rien cédé aux promoteurs ni aux délires des architectes de stars. Ou presque. Surtout, elle cultive un mode de vie inchangé depuis la nuit des temps, tout de simplicité, de vérité. Ou presque. Michel Déon qui vécut ici écrit « Le temps grec est immense, merveilleusement élastique. Il distend les journées qui, commencées à l’aube, s’assoupissent un moment l’après-midi, et repartent avec des forces nouvelles à l’assaut du soir et de la nuit » *. Résultat, une planque qu’on se refile dans le creux de l’oreille, un mantra grec, la cachette préférée de toutes les bonnes fortunes athéniennes. Jeunots de la mode ou de la bulle Internet, passez votre chemin. Ici, le bonheur consiste à troquer son esprit de sérieux et ses rendez-vous pressés contre le short, le t-shirt et les espadrilles. Aucune griffe s’il vous plaît.

 

L’île des senteurs

La belle affaire s’est affirmée au début des années 1900. Certes, l’île avait déjà manifesté son caractère. C’est ici qu’a pour la première fois flotté le drapeau de l’indépendance, le 8 septembre 1822, grâce à une guerrière émérite, Laskarina Bouboulina. Une héroïne. Un rien plus tard, Sotirios Anargyros, né à Spetses en 1849, voulait voir plus grand et plus loin. Il embarqua pour les Etats-Unis. Bonne idée puisqu’après avoir monté une manufacture de tabac, il en revint millionnaire. Les bonnes affaires n’ont pas de frontière et les Grecs ont pour patrimoine mille lignées de marchand. Sitôt rentré, il achète la moitié de Spetses et y plante des milliers d’oliviers, de cyprès et de pins afin d’en assurer la fraîcheur. C’était surtout revenir aux sources de celle que jadis on désignait comme « l’île des pins » avant que les marins vénitiens n’en fassent « l’île des senteurs ».

 

Piscine du Poseidonion Grand Hotel

 

Anargyros avait de la suite dans les idées. Son île chérie devait devenir la plus belle, la plus admirée, la plus courtisée. Il aménage sa maison pour qu’elle soit digne d’accueillir la belle société européenne, puis trace la route circulaire, ouvre une école pour garçons sur le modèle des meilleurs établissements britanniques, uniforme compris, et enfin, nous sommes en 1914, fait construire un hôtel copié sur le Negresco de Nice, le Poseidonion. Toujours vaillant et plus chic que jamais. Le roi Constantin y a marié son fils et nombre de beaux partis hellènes affluent ici chaque printemps avec intention de bague au doigt. Trois ors ou diamants exigés.

 

Aucun droit à la prétention

L’esplanade dessinée devant le palace réunit chaque soir ados rivés à leur écran, mamans à poussettes, amoureux saisis par le romantisme du cadre, un baiser, un selfie, on parlerait presque d’éternité, hipsters en pause, pêcheurs se refilant les bons plans de la nuit, vacancier hésitant entre le bar de l’hôtel et la ronde de ceux qui bordent les quais. A deux pas, les ferries débarquent leurs passagers venus du Pirée ou de Hydra, la voisine. A la nuit tombée, le trafic cesse. On reste alors entre soi. Les calèches patientent pour qui veut la jouer old style ou capitaine rassuré de retrouver sa terre. Les enfants adorent. Un bon kilomètre plus loin, le phare boucle le port, 27 mètres de hauteur, un éclat blanc puis rouge chaque 5 secondes. Entre les deux, c’est un alignement de tavernes à terrasse, de bars pour marins aguerris et de bassins dans lesquels dansent les barcasses de pêche ou patientent de solides rafiots en construction. Ici et là, voici un mur blanc tapissé de galets noirs, c’est l’enceinte d’une maison de famille noyée sous les fleurs et la verdure. Sur la porte est gravée une sirène, un dauphin, une conque. A l’intérieur, quelques pièces, ni piscine, ni piano, ni air conditionné, juste la vie pieds nus, grasse matinée et cuisine du marché.

Le code local est strict, inchangé depuis des lustres. Outre les 4 000 habitants à demeure, pêcheurs, restaurateurs, artisans, les autres n’ont aucun droit à la prétention. Ils sont banquiers, cinéastes, créateurs de mobilier, armateurs, industriels, décorateur, qu’importe. Tous connus ailleurs, ici anonymes.

 

Chambre avec vue sur mer en Grèce

 

La vie à Spetses coule sur un tempo de parfaite simplicité. Café du matin en terrasse à lire le journal (papier), la Bourse d’Athènes fait grise mine, un autre café s’il te plait Iannis. Déjeuner à l’écart du village en bord de crique sur un air de poisson tout juste libéré des filets. Sieste, évidemment, puis promenade à bicyclette, un bonheur puisque les voitures ne sont pas autorisées ici, à l’exception de celle des pompiers, de la police, des deux médecins et des sept taxis accrédités. Enfin, dîner en terrasse sur les quais, ouzo de rigueur, allez, deux, loup grillé pour tous, rosé glacé, c’est ma tournée, et si on profitait des douceurs de la nuit pour refaire le monde ? Chiche, on prendrait pour modèle la vie à Spetses.

 

* tiré du livre "Le balcon de Spetsai".

 

Par

JEAN-PIERRE CHANIAL

 

Photographies : ARISTIDIS VAFEIADAKIS & POSEIDONION GRAND HOTEL