Cuisine

Qu’est-ce qu’on mange demain ?

Qu’est-ce qu’on mange demain ?

Au menu : steak synthétique, méli-mélo d’algues et poudre saveur profiteroles. Pour répondre aux enjeux liés à la croissance démographique mondiale et à la protection de l’environnement, la recherche scientifique mitonne déjà les aliments du futur. Prospective sur le contenu de nos assiettes d’ici 2050.

 

Deux tranches de pain moelleuses cuisinées à partir de vers de farine et de panais, un steak croquant à base de légumes et de betterave et de la salade hydroponique. Après avoir révolutionné l’aménagement d’intérieur avec une simple étagère bien connue sous le nom de Billy, Ikea entend bien faire de même avec la carte des fast-food grâce à sa recette de Bug Burger. Depuis 2015, au sein de Space10, son laboratoire d’innovation durable installé à Copenhague, l’entreprise suédoise réfléchit, entre autres sujets, aux tendances alimentaires qui constitueront nos assiettes du futur.

restaurant de cuisine moléculaire

Miquel GONZALEZ/LAIF-REA

En mars 2018, faisant écho à un rapport très inquiétant de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (plus connue sous le sigle FAO, pour Food and Agriculture Organization of the United Nations) quant à l’avenir de l’alimentation, l’enseigne dévoilait cinq plats susceptibles de répondre à la crise alimentaire mondiale, dont un hot dog à la spiruline, des boulettes aux insectes et des glaces aux herbes cultivées hors sol. L’explosion démographique (dix milliards de bouches à nourrir en 2050), la hausse de la demande en produits agricoles, la perte de biodiversité et la transition alimentaire mondiale obsèdent aussi bien les institutions internationales que les scientifiques et les cabinets d’innovations qui planchent sans relâche sur l’alimentation du futur. Difficile d’imaginer précisément à quoi ressembleront les Instagram de nos plats d’ici trente ans.

Avant l’arrivée des GI américains en France, personne ne s’imaginait mâchouiller un morceau de gomme au goût chlorophylle, et manger des aliments surgelés industrialisés relevait certainement de la science-fiction jusqu’à la fin des années 1940. Un peu comme celle à l’œuvre dans les années 1960, quand on imaginait la nourriture du futur sous forme de sachets lyophilisés. Alors que le XIXème siècle nous a apporté les conserves et l’après-guerre les exhausteurs de goût, à quoi ressemblera l’alimentation de la fin du XXIème siècle ?

 

baguettes japonaises

Robert HAIDINGER/Laif-REA

 

ADN et cerveau à tous les repas

Comme si entre les végétariens, les flexitariens et les noglu, cela n’était pas déjà assez difficile de penser un menu qui convienne à tout le monde, les scientifiques vont plus loin en étudiant le concept de nutrition personnalisée. L’idée ? Utiliser la génétique et le séquençage du microbiome humain pour déterminer l’alimentation idéale pour la constitution de chaque individu. Aux États-Unis, de nombreuses start-up ont déjà investi le terrain, comme Habit de l’Américain Neil Grimmer. Grâce à un kit ADN et des échantillons sanguins, on détermine votre profil nutritionnel avant de vous proposer un programme personnalisé, assiettes idéales à l’appui pour manger ce dont votre corps a réellement besoin. “C’est une innovation exploitée par le marketing, explique Jean-Louis Rastoin, ingénieur à SupAgro. Elle se heurtera à un phénomène psychosocial de rejet de l’intellectualisation trop poussée de l'alimentation.”

Restaurant de cuisine molléculaire

Carol Sachs

En plus de votre ADN, vos organes prendront leur part dans le débat. Bien que le ventre, et surtout l’intestin, soit considéré comme le “deuxième cerveau”, c’est au premier qu’il s’agira de faire davantage appel pour se nourrir. C’est le principe de la neurogastronomie, qui entend jouer sur la sensorialité pour changer les perceptions autour de l’alimentation. Les recherches ont commencé dans les années 2000. La nouveauté ? Plutôt que d’altérer le goût des aliments en les modifiant génétiquement, les chercheurs s’intéressent plutôt à modifier la perception que l’on en a. Ou comment donner à son cerveau l’impression de manger autre chose que ce qu’il est en train de mâcher. Objectif : réduire la consommation de viande, comme le propose Impossible Foods. Après avoir levé des fonds auprès des géants de la Silicon Valley, la société américaine, spécialisée dans les substituts de viande et de fromage fabriqués entièrement à partir de plantes, a mis au point un steak qui non seulement imite le goût de la viande, mais peu aussi saigner comme une pièce de bœuf peu cuit. Les restaurants du futur accorderont peut-être une place plus importante aux différents sens. Comme le Fat Duck, en Angleterre, qui proposait une assiette de la mer assortie des bruits qui vont avec, écume des vagues et cri des mouettes en prime.

 

Viande d’insectes, de labos ou en poudre ?

Les pistes sont vastes pour diversifier et satisfaire les besoins et plaisirs gustatifs… Notamment en matière de protéines animales. La viande, consommée en abondance dans certains pays, redevient peu à peu un produit de luxe. Ainsi, les insectes sont présentés comme la voie royale. Aussi riches en protéines, mais avec un élevage bien moins consommateur d’eau, ils sont déjà au menu dans de nombreux pays entomophages (Thaïlande, Japon…). Et si les Pays-Bas réfléchissent déjà sur la manière de légiférer sur la question des Insect Farms (l’élevage d’insectes), la France, en l’absence d’autorisation européenne claire, en interdit le commerce. “Il y a tout de même une question de tradition alimentaire qui fait que ces produits risquent assez peu de se retrouver dans les assiettes des Occidentaux, précise Jean-Louis Rastoin. Les insectes pourraient en revanche remplacer au moins partiellement le soja génétiquement modifié dans l'alimentation animale, ce qui est intéressant.”

Plat molléculaire

ArdaAkay/AdobeStock

Autre solution pour répondre à une demande mondiale accrue (bien qu’en légère baisse dans quelques pays européens) de produits carnés : la viande conçue en laboratoires, dont les États-Unis ont autorisé la commercialisation fin 2018. Des start-up comme Memphis Meat (États-Unis), Mosa Meat (Pays-Bas) ou encore Aleph Farms (Israël) y travaillent et sont soutenus par les grands noms de l’agroalimentaire. Mais le steak in vitro, bien que plus éthique et supposément plus green, est surtout encore un produit inabordable : le premier, servi à Londres en 2013, coûtait 285 000 euros pour 142 grammes. Si la food tech s’inquiète surtout de l’avenir de notre planète et en particulier de notre consommation excessive de viande, un marché de niche s’intéresse plus volontiers au futur de nos habitudes alimentaires. Pauses-déjeuner qui raccourcissent, recherche d’efficacité, la nourriture en poudre a fait son apparition ailleurs qu’au rayon survivalisme. SoyLent, créé en 2013 par un informaticien, ou Feed, entreprise française qui levait quinze millions d’euros à l’été 2018, proposent de mélanger des poudres et de l’eau dans un shaker pour obtenir un repas complet, équilibré, vegan, sans OGM, sans lactose ni gluten. De quoi répondre au rêve de l’entrepreneur américain Elon Musk : “S’il y avait un moyen de ne pas manger et de pouvoir travailler plus, je ne mangerais plus. J’aimerais qu’il y ait un moyen d’engranger des éléments nutritifs sans avoir à prendre un repas.” Pour le moment, en ce qui nous concerne, nous allons reprendre du dessert.

Restaurant Haru

Alberto BERNASCONI/Laif-REA

Interview

Jean-Louis Rastoin

Ingénieur agronome, professeur émérite à Montpellier SupAgro, fondateur et conseiller scientifique de la chaîne Unesco en “Alimentations du monde”.

 

Quels sont les grands enjeux liés à notre alimentation ?

Il y a tout d’abord la santé. La qualité nutritionnelle de nos aliments est de plus en plus médiocre du fait de leur ultra-transformation industrielle. Selon l’OMS, la moitié de la mortalité mondiale serait imputable directement ou indirectement à nos aliments. Ensuite, notre façon de produire est à revoir, car elle n'est pas durable. Dégradation de la fertilité des sols et perte de biodiversité fragilisent la production agricole. L’industrie alimentaire et de la grande distribution ont un impact social et environnemental négatif. Enfin, il faut penser à la question du travail : la concentration et la financiarisation des entreprises mettent en péril les emplois, surtout dans l’agriculture – les exploitations familiales représentent plus d’un milliard de travailleurs dans le monde aujourd'hui….

 

Les cabinets d’innovations et les scientifiques imaginent déjà les aliments que nous mangerons dans trente ans. Quels sont les différents scénarios possibles ?

En 2050, nous serons dix milliards. D’ici là, deux scénarios sont envisagés. Le premier, dit de “continuité”, consiste à considérer que des innovations issues d’une combinaison entre la science, la technologie et le marché nous permettront de résoudre les enjeux liés à l’alimentation, sans remettre en question le modèle industriel de production et consommation de masse. Le scénario 2 prône au contraire un recours aux innovations biomimétiques, à l’agroécologie, à la bioéconomie circulaire, aux réseaux de PME, aux circuits courts, à l’économie sociale et solidaire et à la consommation responsable.

 

Selon vous, lequel est le plus réaliste ?

Je pense qu’il s’agira d’une combinaison des deux. Un schéma proche de l’agro-industrie continuera d’approvisionner les mégalopoles qui représenteront en 2050 le tiers des habitants de la planète. Des ajustements seront faits pour respecter a minima les impératifs de la durabilité. Pour les deux tiers de la population mondiale vivant en zones rurales et dans des villes de moins d’un million d’habitants, des “systèmes alimentaires territorialisés” (scénario 2) pourraient être progressivement mis en place, sous

 

Par

RAPHAËLLE ELKRIEF

 

Photographie de couverture : E. Parrinder/Gallery Stock