Les relations diplomatiques ne tiennent parfois qu’à un spaghetti… Du “carbonara gate” à la guerre du houmous, en passant par le pedigree de la poutine, les polémiques s’accumulent. Comment la cuisine est devenue politique.
Des tomates, un peu de poivrons, des œufs durs… et du poulet au miel. C’est ce que servait le chef Thierry Marx sous le nom de “pan bagnat” dans son restaurant de l’aéroport de Nice. Servait, car les sandwichs ont rapidement fait hurler les Nissarts, très attachés à leur spécialité locale – ce pain rond garni de tomate, cébette, poivron vert, œuf dur, fèves, artichaut violet, radis, olives noires, thon, anchois, basilic, huile d’olive, vinaigre, ail, poivre, sel. Si le chef doublement étoilé a promis de rebaptiser ses créations, les polémiques autour de la gastronomie ne cessent de se multiplier. Cet été, le mythique chef britannique Jamie Oliver était taxé d’appropriation culturelle après avoir lancé son nouveau produit, le “Punchy Jerk Rice”, un sachet de riz et d’épices à placer au micro-ondes, un peu trop librement inspiré de cette marinade jamaïcaine traditionnelle inventée par des esclaves africains au XVIIe siècle. En 2016, c’est la poutine qui se trouvait au centre d’un débat sur son origine, entre Canadiens et Québécois. Et durant son dernier mandat, le Président Obama lui-même s’est affranchi de son progressisme pour défendre, sur Twitter, un guacamole traditionnel auquel le New York Times avait commis l’affront d’ajouter des petits pois !
Source : Twitter
Des querelles qui montrent que, loin de se réduire à la seule question du ventre, l’alimentation et la gastronomie revêtent des enjeux plus complexes autour de la culture, de l’identité, du patrimoine. “Nous sommes ce que nous mangeons, affirme le sociologue de l’alimentation Claude Fischler. Il existe une forte identification au travers de la cuisine. D’ailleurs, on surnomme souvent l’étranger à partir de son aliment de base. Les Anglais sont les Rosbeefs, les Italiens les Macaronis… Ces questions sont donc, forcément, potentiellement politiques.” À l’heure où l’alimentation n’a jamais été aussi mondialisée (vous pourrez facilement vous faire servir une choucroute au Japon ou un plat de sushis en plein Ipanema), les signes de résistance et de retour à la cuisine authentique sont plus que jamais visibles. Alors : respect sensible des traditions ou conservatisme rigoriste ?
Attentats culinaires en Italie
Le coup de tête de Zidane sur Materazzi ? Une réminiscence de la bataille des Alpes ? Non, le dernier incident diplomatique qui a bien failli nous coûter le rappel de l’ambassadeur italien tient à quelques millilitres de crème fraîche. En 2014, le site français Demotivateur, connu pour ses vidéos de plats-minute, publie une recette de carbonara à base de crème fraîche. Aussitôt, levée de boucliers dans la Botte où la presse dénonce un attentat culinaire. “La mort de la carbonara, la (désastreuse) recette du site Demotivateur”, titre le Corriere della Sera.
L’Italie est, à ce jour, la meilleure incarnation de cette rigidité culinaire et identitaire sur son patrimoine gastronomique qu’elle semble bien attachée à préserver (Starbucks, tout juste implanté au pays de l’espresso, a des raisons de s’inquiéter quand on voit que les Florentins ont réussi, à force de happenings et de pétitions, à avoir la peau du McDonald’s de la piazza del Duomo). “La cuisine italienne est devenue la plus populaire de la planète, où elle est imitée, transformée. Dans le même temps, il existe une identité très forte et revendiquée de cette gastronomie. La cuisine fonctionne comme la langue : elle évolue, fluctue, change et on s’interroge sur sa pureté”, explique Claude Fischler.
Dagmar Schwelle/LAIF-REA
À ce titre, l’Italie fait figure de pays conservateur. En 2015, l’Amar (Associazione Maestri d’Arte Ristoratori Pizzaioli) entame une campagne pour que l’activité des pizzaïolos européens soit régulée au moyen d’une licence. “Dans les années 1990 déjà, une délégation de cuisiniers italiens avait débarqué aux États-Unis pour donner une liste de règles : diamètre, recette, hauteur des bords. Un journal avait titré alors : ‘The Pizza Police was here’”, se souvient Claude Fischler. Si voir les Italiens crier au sacrilège quand le New York Times publie une recette de bolognaise blanche en 2016 – forçant le chef Bruno Barbieri à intervenir pour en rappeler les étapes officielles – peut prêter à sourire, les liens entre alimentation et identité sont parfois repris à très mauvais compte. “Cette question peut prendre des dimensions politiques, comme en Lombardie, où la Ligue du Nord avait distribué en 2010 des tracts ‘Sí alla polenta, no al cous cous’ – la polenta étant la semoule traditionnelle des pauvres.” Une rengaine nauséabonde reprise en 2016 à Vérone, où le désormais ancien maire, Flavio Tosi (Ligue du Nord, puis Fare!), afin de préserver “la tradition et la spécialité culturelle du territoire”, proposait de bannir les kebabs de la ville…
Chiche !
Une purée de pois chiches, et neuf peuples pour en revendiquer la paternité. Au Proche-Orient, les tensions diplomatiques se jouent aussi dans les assiettes de mezzé. Arménie, Égypte, Grèce, Israël, Jordanie, Liban, Palestine, Syrie et Turquie se considèrent chacun comme la nation du houmous. Israël et le Liban se battent à coups de Guinness des records pour pouvoir se vanter d’avoir servi le plus grand houmous du monde. Les historiens s’écharpent pour retrouver les premières recettes. L’un d’entre eux, Charles Perry, écrit avoir trouvé une recette dans un livre de cuisine datant du XIIIe siècle en Égypte. Le houmous tel que nous le connaissons aujourd’hui daterait en fait du XVe siècle, et proviendrait de différentes régions de l’Empire ottoman.
Rafael Ben Ari / Fotolia.com
Avant de devenir, pour les États actuels, un moyen de s’ancrer dans l’histoire et dans la terre… “Les frontières de ces pays sont récentes, elles datent pour la plupart de la décolonisation, explique l’historien de la gastronomie Patrick Rambourg. Le houmous est un plat antérieur à ces questions nationales, il est normal qu’on en trouve dans plusieurs pays de la même zone géographique. Un plat comme celui-ci devrait être diplomatique.” C’est ce qu’avance le réalisateur Trevor Graham dans son documentaire Make Hummus Not War, dans lequel il interroge des Israéliens, des Syriens et des Libanais sur ce plat, qui devrait être celui de la réconciliation.
Un soft power à la française
La gastronomie française échapperait-elle à ce type de polémiques ? Loin de là. Les querelles de clocher entre régions sont légion. La caillette est-elle de la Drôme, la brandade est-elle nîmoise ? Et la plus sensible d’entre toutes : le cassoulet est-il de Castelnaudary, de Toulouse ou de Carcassonne ? “À partir du XIXe siècle, les régions ont revendiqué leur identité à travers des spécialités régionales, explique Patrick Rambourg. La cuisine est un moyen identitaire, économique, culturel et touristique et la France utilise depuis longtemps les chefs et son art de vivre dans la diplomatie internationale.”
Un soft power que notre pays a voulu entériner en 2008 en demandant à l’Unesco l’inscription du “repas gastronomique des Français” au patrimoine culturel immatériel de l’humanité – label obtenu en 2010. “L’idée, c’est de protéger notre avantage comparatif par rapport aux autres États européens dans la perception que les étrangers ont du pays”, explique Yves Schemeil, professeur de sciences politiques. L’honneur de la table française étant sauf, vous reprendrez bien un peu de guacamole aux petits pois ?
Par
RAPHAELLE ELKRIEF
Illustration de couverture
LEA CHASSAGNE