Entre les nouveaux chefs de Tananarive et le poisson grillé sur la plage au sortir de la barque, il y a un monde. Mais il y a aussi une exigence commune : la qualité gustative. Les Malgaches apprécient qu’on ne se moque pas d’eux au moment de passer à table. Gargote de rue ou repas en famille, plat du jour ou restaurant signalé, pâte frite ou relevé de grande cuisine : il faut que ce soit bien fait. Qu’on en ait pour sa faim et son plaisir. C’est une garantie pour le voyageur aussi. Il trouve un peu partout de la bonne cuisine, dans tous les genres, avec tous les ingrédients et pour toutes les bourses. Tour d’horizon de la cuisine de Madagascar.
Une cuisine traditionnelle ?
Lorsqu’on est une étape à peu près incontournable des voyages à travers l’océan Indien, on voit passer des cooks en pagaille. Et de tous bords. Il y a dix mille ans, les premiers habitants ne dédaignaient pas un aepyornis, volaille géante, les jours fastes. On est venu d’Austronésie, d’Afrique et de bien des lieux – Inde, Chine, Europe – en fonction des progrès de la construction navale. Les Malgaches ont une cuisine parce qu’ils ont le sens du mélange. La présence française, récente à l’échelle de cette histoire, a laissé une empreinte sur un fond déjà bien touillé. À ce stade, et par analogie avec ce qui advint ailleurs, on peut parler de cuisine créole : un terroir – profil biogéographique et savoir-faire – s’intégrant de nouvelles manières de table. Cette cuisine créole courant désormais l’aventure gustative sur les routes de l’indépendance et de la mondialisation contemporaine. Nouveau brassage, nouvelle figure de la cuisine malgache, nouvelle originalité.
Caviar et foie gras
Ceux-là sont du neuf. Bien que transférés du vieux continent, ils ne relèvent pas de l’échelon cuisine créole. Ils sont le résultat d’une délibération récente et non de l’inscription, dans un terroir nouveau, d’une nostalgie et d’habitudes culinaires (on pourrait ainsi parler de cuisine à la baguette concernant la colonisation française). Dans les hautes terres, le lac Mantasoa offrait des conditions de pureté très favorables à l’élevage des esturgeons. Ils furent d’abord sibériens, russes, puis persicus, espèce de la Caspienne et de la mer Noire, en danger critique d’extinction dans son milieu d’origine. Un négociant historique a guidé les entrepreneurs après avoir flairé l’odeur du bon grain. Aujourd’hui, Madagascar produit un caviar d’esturgeon d’une qualité remarquable. La chair des poissons est consommée sur place, à un tarif très favorable. Quant aux déchets, ils trouvent un emploi agricole. Une folie, finalement vertueuse. À Behenjy, on gave à l’ancienne, à la main, en laissant sa part au temps. Le foie gras n’en est que plus soyeux. Et il se marie parfaitement avec l’ananas, la vanille ou le poivre malgaches.
Romazava
Néanmoins, il y a des plats que mangent tous les Malgaches et auxquels ils accordent une place de choix dans leur panthéon alimentaire. Romazava, par exemple. L’ingrédient distinctif en est la brède mafane (Acmella oleracea). D’autres brèdes sont possibles, mais les feuilles et quelques fleurs en bouton de mafane ont leur raison. Quoi qu’il en soit, on commence par faire cuire une viande en cocotte. Une fois encore, plusieurs possibilités mais, surtout, du zébu. Avec des échalotes, de l’ail, du gingembre, des tomates. On mouille. À évaporation, on ajoute les feuilles de brède et les boutons. On remouille et on laisse mijoter. C’est la recette de base. Bien entendu, ces préparations, qui font la réputation d’un cordon bleu et l’orgueil des familles, ont des variantes. La recette n’étant, après tout, qu’une abstraction. Entre elle et le plat fumant qu’on sert avec du riz blanc, il y a un monde de pratiques et de convivialité. Au final, le romazava a une saveur légèrement astringente, qu’il doit aux fleurs de brède.
Ravitoto
Le manioc a une assez jolie fleur, mais on n’en sait rien, car la plante est vouée à la consommation, et non à l’ornementation. Pas plus que de pomme de terre, on n’offre des fleurs de manioc. La plante est arrivée à Madagascar au XVIIIe siècle, par la Réunion. Ravitoto est un plat de manioc. De feuilles de manioc doux, plus précisément. Elles sont hachées puis cuites avec de l’ail et du gras de cochon. On peut y faire entrer de petites crevettes tsivakihiny ou des miettes de poisson séché. Ce qui signe l’activité halieutique et la circulation du poisson, conservé par fumaison et dessication, dans l’intérieur des terres. Et indique à nouveau que la recette n’est pas contraignante. Autour de l’ingrédient de base, elle autorise de multiples accommodements. C’est ainsi que l’on s’impose entre le riz et la viande. Et qu’on dure.
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Mais aussi rohon’akoho
Comme partout, il y a poulet et poulet à Madagascar. Le nature et l’autre, l’industriel. Celui-ci, bon marché, médiocre, peu satisfaisant. Dès qu’ils le peuvent, les Malgaches cuisinent le premier. Et de plus en plus d’éleveurs et de fermiers veillent à leur fournir des poulets dignes de ce nom, et de cette recette savoureuse. Très simple au demeurant, mais énergisante. Toujours prendre un poulet entier, que l’on coupe en morceaux. Une fois dorés avec du gingembre, on plonge ses morceaux dans une bonne quantité d’eau. Et petit bouillon jusqu’à ce que la chair soit cuite et tendre. Sel. C’est tout. Et c’est bon ! Servir avec du riz. En réservant le croupion au chef de famille. Poulet bouilli, riz, gingembre. Hum, ce pourrait avoir des origines chinoises ce régal-là. Qui sait. En tout cas, le riz est arrivé d’Afrique. Vieux compagnon des Malgaches, il a remplacé le taro austronésien comme base de l’alimentation. Aujourd’hui encore, il est, bon an mal an, de tous les repas. S’il n’y a pas de riz, très mal an.
Ou hen’omby ritra
On fait ce plat à la maison. C’est aussi un classique des restaurants populaires. Ceux-ci étant, au fond, une extension de celle-là. Les ragoûts se prêtent à ces transferts du particulier au collectif. Hen’omby ritra est un ragoût sec. Il s’agit de faire revenir des morceaux de bœuf, puis de les cuire à l’eau, jusqu’à évaporation complète du liquide. Cuisson douce, qui ne lessive pas les sucs. La viande doit avoir sa part de gras et de gélatine. Un peu comme pour le pot-au-feu. Un résultat soft étant obtenu, ajout des tomates, oignons, ail. Et nouvelle réduction. Du coup, c’est prêt. Et servi avec, oui, du riz. Du piment peut accompagner. On est devant un plat qui fait plaisir, par sa consistance équilibrée, ses saveurs fermes, son caractère, un appel à la convivialité. Le zébu peut remplacer le bœuf. D’ailleurs, au début, il y eut sans doute le zébu. C’est l’élevage moderne qui a procuré les viandes plus grasses, que leurs propriétés organoleptiques ont imposées.
Les vertus du zébu
Les bovins tard débarqués ont d’ailleurs mis en danger de disparition le cheptel de zébus. Heureusement, le prestige qui s’y attachait étant d’un autre tonneau que les considérations utilitaires qui entouraient les vaches à lait, Bos taurus indicus a résisté. Il vient d’Afrique de l’Est. Les éleveurs malgaches lui vouent un respect équivalent à celui dont il jouit là-bas. Sa viande est consommée, mais pas de désinvolture bouchère. On doit constater un double mouvement : valorisation moderne de la consommation de viande et retour aux valeurs traditionnelles. C’est la notion de qualité qui permet de croiser les deux lignes : le zébu fournit une viande de qualité. Ce qui est vrai sous bien des aspects. Du coup, il trouve dans les casseroles et sur les tables une place d’honneur. Il est aussi souvent indiqué comme viande à utiliser dans les fiches cuisine ; mention suivie de « ou de bœuf ». Il y a primauté et réalité. La cuisine est souvent au bœuf, mais on paie au zébu le respect qu’on lui doit.
Vanille et cannelle
La vanille est mésoaméricaine et son commerce fut, aux XVIIe et XVIIIe siècle, le monopole de Veracruz, en Nouvelle-Espagne. On ne parvenait pas à la reproduire ailleurs. Faute d’avoir exporté avec l’orchidée – le vanillier est une orchidée – l’indispensable pollinisatrice, l’abeille Euglossa viridissima. Dans les années 1830, on réussit en Europe et en laboratoire des pollinisations artificielles. Au cours de la décennie suivante, un jeune esclave de La Réunion invente le procédé pratique. C’est parti. La Réunion conteste le monopole mexicain. Après 1880, les planteurs s’installent à Madagascar, à Nosy Be d’abord, puis Antalaha et Sambava, sur la côte orientale. Le succès est au rendez-vous. Madagascar est encore aujourd’hui le premier exportateur mondial de vanille. Une success story parfumée. La vanille Bourbon étant le nec plus ultra, qui upgrade les préparations sucrées, mais aussi bien des plats salés. Le cannelier, lui, est une lauracée. À Madagascar, on exploite la vraie cannelle, issue de Cinnamomum verum. De petits producteurs notamment fournissent une épice de haute saveur.
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Retour de pêche
On a vu le poisson de mer pénétrer dans l’intérieur du pays, séché et fumé. On l’a vu entrer sous cette forme dans des préparations fameuses. Il est bien évident que, sur le littoral, il est un aliment régulier, varié et frais. Les Vezo et leurs barques à balancier actualisent des pratiques ancestrales. La poursuite et la capture du poisson est leur mode de vie. L’offre est quotidienne. Au fourneau, on associe volontiers poisson et lait de coco. Il est aussi mis à la braise – comment résister à une dorade grillée, subtilement parfumée d’épices ? – ou frit. Accompagné d’achards. Ce condiment est une passion ; les formules évoluent indéfiniment. Il est pour l’imagination un accès à la cuisine malgache. Les eaux douces ne sont pas en reste : tilapia sauce est un classique. Au vrai sens du terme. Et amalona sy henakisoa, qui réunit dans un unique plat anguille et cochon, réconcilie, pour le coup, gens de mer et gens de terre. Pas un plat d’ailleurs, un trait d’union.
Marie Champenois
Street food
La petite cuisine des rues et des kiosques est l’occasion d’ajouter un peu de douceur à tout ce répertoire. En effet, mofo gasy, qui fait souvent office de petit déjeuner, est un mélange de farine de riz et de sucre cuit à la braise dans un moule ad hoc. Il existe en version salée et s’appelle alors ramanonaka. En fait, mofo a bien des formes. Le principe de caca pigeon est simplissime : une pâte farine et eau, détaillée en bâtonnets et frite. On ajoute ce qu’on veut pour donner un goût. Ananas et bananes passent aussi à l’huile bouillante. Les sambos sont la version malgache des samoussas. Un en-cas ubiquitaire et à farces multiples. Cette variabilité des formules étant peut-être l’un des traits de la cuisine malgache, tous types confondus. Création permanente des Malgaches et des circonstances, elle n’est pas normative. Ainsi masikita est en règle générale une brochette de viande de zébu (servie d’ordinaire avec du riz et une sauce épicée, elle doit comporter, pour bien faire, un peu de gras de la bosse), mais ce peut être du bœuf, du poulet, du porc, des crevettes. Aussi bien.
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Par
EMMANUEL BOUTAN
Photographie de couverture : Sandy Ravaloniaina/Unsplash