La marque marseillaise Atelier Bartavelle poursuit sa ligne créative engagée et durable. Pour valoriser le savoir-faire artisanal en Méditerranée, elle a demandé aux grands-mères de l’île de Tinos de tricoter des pulls. Une aventure humaine précieuse.
Sa Vespa file sur une route de campagne qui embaume la myrte. Sur fond d’Égée, elle slalome entre les pigeonniers blanchis à la chaux et vise le cœur de Chora, chef-lieu de Tinos, île discrète des Cyclades. Boucles auburn au vent, Caroline Perdrix sillonne les ruelles aux dalles de marbre, passe sous l’église orthodoxe de Panagía Evangelístria, traverse l’avenue Megalochari. Elle se gare devant la poissonnerie et salue Markos, le pélican domestiqué, qui en sort, le pas chaloupé et heureux.
Comme tous les jours depuis un mois, après un premier bain, une virée au marché et un pique-nique improvisé, la jeune styliste marseillaise rejoint le café Kapi où l’attendent “ses” grands-mères – les “yayas” comme on les appelle ici. Aux yeux de Caroline, cofondatrice d’Atelier Bartavelle, c’est un jour important : le point final de trente jours de tricotage et d’échanges, la concrétisation d’un projet créatif tissé de beaux sentiments. Avec son associée Alexia Tronel, consultante en développement durable, elles ont convaincu une quinzaine de yayas de reprendre les aiguilles, malgré la chaleur de l’été. Objectif : créer douze pulls à l’âme solaire, des pièces uniques et pleines de sens, qui après une exposition au musée d’Athènes seront vendus en ligne sur le site d’Atelier Bartavelle.
Cette escale à Tinos représente la première étape d’Itinérance, un projet associatif axé sur une mode “slow et responsable”, alliant créativité et solidarité, que les deux amies ont imaginé en cinq actes méditerranéens (voir encadré p. 139). “L’idée est à la fois d’étudier la transmission des savoir-faire et de repenser son rapport à la mode, en mettant en lumière, à chaque vêtement, la personne qui l’a créé”, raconte Caroline en poussant la porte du Kapi.
« Au-delà de la transmission du savoir-faire, cela permet une vraie rencontre avec ces femmes et leur histoire. »
Le gang des 12
Ici, il faut montrer patte blanche. Habituellement, le café Kapi ne reçoit que les seniors, tiniotes de naissance, et les commandes se prennent dans la langue officielle. Le carrelage est assorti aux murs jaunis par les volutes des grands-pères fumant librement, en disputant leurs parties de tavli (le backgammon grec) courbés autour de grandes tables en bois. La décoration minimaliste se résume à quelques tableaux de guingois aux motifs fleuris. Entre le claquement des pions, des rires trébuchent sur des mots railleurs mais joyeux.
Le parfum du café préparé dans le traditionnel pot en cuivre, le briki, monte à l’étage. Suivant le sens du fumet, Caroline rejoint en quelques marches le repaire des yayas. Agneza, Athina, Maria, Sophia, Koula, Lisa, Philomena, Rosa, Rita, Veta, Sofia, Anna ont entre 70 et 90 ans, et sont toutes originaires de Tinos. Leur vitalité confirme les bienfaits du tricot sur la santé, à moins que ce soit la douceur de vivre tiniote. Un peu des deux sans doute. C’est ici, au-dessus du Kapi, que d’octobre à mai, le gang des grands-mères se retrouve pour tricoter. Croisé, mousse, jersey, torsadé : chacune travaille son point depuis l’enfance. Certaines ont même appris à filer la laine – à l’époque, c’était une nécessité pour ne pas avoir froid l’hiver.
Aujourd’hui, le tricot reste, lors des mois les plus frais, la meilleure façon de tenir au chaud les jambes et le lien social. Sur les étagères, des pelotes et quelques pièces restant de la saison dernière. Des pulls, des bonnets, des gilets qu’elles vendent sur le marché au profit des associations pour les petits Tiniotes. Si les ventes sont bonnes, cela permet de réapprovisionner le stock de laine pour la saison suivante.
150 pelotes expédiées par ferry
L’été est généralement consacré à la famille qui vient en vacances, puis, comme le dit en riant Agneza, “à cette période, il fait trop chaud pour toucher de la laine !” Pourtant, cette année, les yayas font une exception pour relever le défi d’Alexia et Caroline. Elles sont fi ères de participer à un projet de mode français emmené par un duo qui a l’âge de leurs petites-filles. “L’expérience est tellement riche humainement, commente Caroline. La création de ces pulls n’est qu’un outil qui, au-delà de la transmission du savoir-faire, nous permet une vraie rencontre avec ces femmes et leur histoire.” Pas question ici d’objectif commercial, ni de marges. À 290 euros pièce, contre un mois passé sur place – loyer, location de scooter, et tavernes comprises – le modèle économique d’Itinérance en Grèce ferait pâlir le plus magnanime des banquiers européens. Non, la vraie valeur ajoutée du projet Itinérance, la seule qui compte, est bien la valeur humaine.
C’est sans doute cette approche, combinée à la vitalité du jeune duo, qui a séduit les mamies. En coulisses, les reines du tricot avouent aussi à l’unanimité une certaine satisfaction à l’idée d’être représentées “au pays de la mode”. Et cela arrondira la fin du mois. La styliste de Bartavelle n’est pas venue les mains vides. Lors de ses repérages à Athènes, Caroline a déniché la société Molokotos, l’un des derniers fournisseurs grecs à filer la laine à tricoter. Elle a fait expédier par ferry près de 150 pelotes de belle laine épaisse, aux couleurs méditerranéennes. Outre le style de la maille, l’épaisseur a permis à chaque yaya de remplir son contrat dans les temps : un pull en un mois. La jeune créatrice a distribué les couleurs et croqué à main levée quelques directives pour chacune. Le point est resté libre à l’interprétation des doyennes.
Croiser le fil des destinées
Dans la cuisine de son appartement qui surplombe le port, Agneza a préparé de la pastèque. Athina arrive avec des figues de son jardin. Sur ce balcon, Caroline a passé des heures joyeuses à échanger, autour d’une limonade, sur le tricot et sur le monde. En maniant les aiguilles au rythme soutenu de ses deux aînées, qui sont heureuses que la “petite Française” ait cherché à en apprendre plus sur leurs techniques de tricot et sur leur vie. Agneza, née à Tinos en 1929, a été élevée dans le village de Koni avant de rejoindre Athènes pour une place de gouvernante chez l’ambassadeur du Canada. Une fois à la retraite, la nonagénaire est revenue s’installer à Chora, ramenant dans ses bagages la maîtrise de l’anglais, qui lui permet aujourd’hui de faire le lien entre le projet Itinérance et les yayas.
Régulièrement, Agneza et Athina lèvent le nez de leur tricot pour commenter par de longs “popopopo” le débarquement des touristes, de plus en plus nombreux à venir profiter des miracles de cette île encore un peu dans l’ombre de ses voisines cycladiennes. L’icône de la Vierge, Megalochari, la beauté de l’architecture des pigeonniers, véritables broderies de pierre qui émaillent la campagne, les carrières de marbre vert et blanc, les vallées où l’on cultive vignes et légumes, la délicatesse du miel et de l’artichaut… Tout est prétexte à un pèlerinage sur Tinos. Caroline, elle, a trouvé le sien dans les moments quotidiens suspendus au balcon, tissant un lien entre deux générations qui a priori n’avaient aucune raison de croiser le fil de leurs destinées.
Un grand show hiver en plein été
L’heure de la messe sonne le moment de remballer les pelotes. Métronome naturel sur une île qui juxtapose les paroisses orthodoxe et catholique. Dieu et tricot se partagent l’emploi du temps des yayas. À côté de l’église de la Panagía Evangelístria, l’association des femmes de Tinos, la Sylogos Lenecon, réunit d’autres prêtresses de la maille. Des petites jeunes, de 50 à 65 ans, qui tricotent le jeudi, chantent le lundi, dansent le mardi, visitent un coin de l’île le mercredi et peignent des icônes le vendredi. Elles aussi ont participé au projet d’Atelier Bartavelle et sont présentes lors de la remise des tricots finis, au Kapi.
Tour à tour, chaque yaya dévoile son œuvre et découvre avec curiosité celle des copines. Elles se complimentent, essaient les pulls, dont les dimensions ont pris parfois un peu de liberté par rapport aux cotes de Caroline. Qu’importe, ils ont chacun une âme bien tissée. Les commentaires fusent sur le choix des mailles et des couleurs. Un grand show hiver en plein été. Les boucles créoles crochetées, accessoires plus délicats commandés par Caroline, ont trouvé leur place dans le cœur et le panier des yayas. Une idée à garder au chaud pour l’hiver prochain, et une belle façon de continuer à nouer le fil entre les générations.
Par
CATHERINE DE CHABANEIX & BAPTISTE BRIAND
Photographies
FIONA TORRE