Est-ce dans l’air ? Est-ce dans l’eau ? La décontraction de nos cousins québécois est omniprésente. Une bienveillance accompagnée d’une surprenante capacité à réinventer la Grande Province. Des Cantons de l’Est aux rives du Saint‑Laurent : un road-trip en quête de l’ADN du cool. Loin, très loin du cliché, au fond des bois.
Fitch Bay, sur les rives du Memphrémagog
La route rebondit sur des collines vert pomme, entre les potagers biologiques, les fermes centenaires et la crête des Appalaches. Discrètement accroché au tronc d’un bouleau, le numéro, tracé à la peinture noire, se confond avec l’écorce : 73 chemin des bosquets fleuris. L’adresse est pourtant explicite, mais face à la nature profonde des Cantons de l’Est, l’œil urbain finit souvent le bec dans l’eau du lac Memphrémagog. On entre enfin dans un jardin aux mille roses taillées par un photographe qui a du flair. Tignasse poivre et sel, Jean Longpré reçoit sur le pas de sa porte. Une odeur de pain grillé s’échappe d’un intérieur crème et cosy. Affichant la décontraction et le tutoiement innés des Québécois allié à l’inégalable accent – qui booste instantanément le capital sympathie –, il vous indique votre maison d’un soir, en lisière de forêt.
On est invité à fendre quelques bûches à sa guise. C’est, avec les bois d’orignal exposés au-dessus du foyer, le seul cliché canadien. Le lieu tient davantage du loft d’artiste que de la cabane de trappeur. La rosée matinale s’évapore lentement. Œufs Bénédicte et jus de pamplemousse, le seul à être pressé. On quitte cette retraite douillette pour filer en canoë le long des domaines coquets du lac et piquer une tête, avec le frisson de croiser, peut-être, le Nessie local. Déjeuner à Sutton, la jeunesse américaine vient en voisine – le Vermont est à 10 kilomètres –, savourer le plaisir d’un expresso torréfié sur place, et après une belle randonnée, celui d’un noble houblon brassé maison. Micro-production, maxi-qualité. Le jeune brasseur-entrepreneur détaille l’élaboration de ses bières artisanales. Il évoque l’importance de l’eau douce, denrée gratuite dans un pays dont elle couvre un dixième de la surface. On s’en va, alors, goûter celle cobalt et récréative du lac Brome en stand-up paddle ; puis l’eau noire et régénératrice du lac Gale, lors d’une « expérience spa-sensorielle ». Emporté par le flow, cette balade « eaunologique » vers le gris vert du Saint-Laurent, soudain, coule de source.
Kamouraska, entre sel et terre
Cap au nord, 200 kilomètres en aval de Québec. Bordant le fleuve tranquille, la transcanadienne file à travers une plaine fertile. Des champs de blé et de maïs, plantés de silos à grains et de grandes fermes aux bardages colorés. Ces cultures, grignotées sur la forêt et sur le Saint-Laurent, sont protégées par des kilomètres de digue : l’aboiteau. La construction, importée par les Acadiens, empêche, encore aujourd’hui, l’eau de reprendre ses droits et de brûler le sol de son sel. Car plus on remonte l’estuaire et plus le Saint‑Laurent se fait mer. Nourricière généreuse pour l’homme, pouponnière profonde pour les baleines. L’iode s’intensifie dans l’air, à mesure qu’apparaissent les lignes de pêcheries d’anguilles et les premières maisons de Kamouraska. Leurs façades témoignent du savoir‑faire des maîtres charpentiers qui œuvrèrent, au début du xixe siècle, ici sur les chantiers navals avant de se tourner vers la terre.
Parmi elles, la Villa Ward, maison de marchand construite en 1819, poursuit sa vocation première d’auberge après avoir été, un temps, la propriété d’Adolphe Basile-Routhier, auteur de l’Ô Canada, hymne de la nation canadienne. Lorsqu’il a appris que la maison de ses ancêtres était à vendre, Michel Richard n’a pas hésité à recycler les antiquités de son magasin bien établi de Montréal pour créer cette maison d’hôtes. Une deuxième vie au cœur d’un village de 600 âmes dont il connaissait la douceur de vivre et la tradition de villégiature. Dans son sillage, une génération de jeunes artisans urbains : ébénistes, tanneurs, microbrasseurs… délocalisent leurs lieux de travail et de vie. Plus d’espace, moins de stress, au plus près d’une nature « de toute beauté », confirme une serveuse aux traits algonquins – yeux verts, peau mate et nez aquilin. Elle, aussi, a troqué le béton pour « les joncs aux bords de l’eau » (Kamouraska, dans la langue de ses ancêtres). En trois siècles, la région a profité de son emplacement à la frontière des deux mondes, s’enrichissant aussi bien de l’esturgeon que de la laine et du tourisme. Deux siècles plus tard, attablé face aux îles de Kamouraska, collines émergentes d’une brume mêlant le ciel et l’eau, on hésite encore entre homard et côtelettes.
À Charlevoix, le glamping québécois
À bord du traversier pour Saint‑Siméon, l’autre rive apparaît sous un ciel de coton déchiré. La crête des Laurentides surplombe un miroir opalin qui reflète des forêts denses et abruptes. Une heure de traversier, brisant la surface lisse et le vent salé du Saint‑Laurent, permet de rejoindre la région de Charlevoix. Changement de décor. La route prend de la hauteur, passe en balcon au‑dessus du fleuve, trace de grandes lignes droites entre les résineux. Peu avant le village des Éboulements, un panneau discret indique le Repère Boréal.
On grimpe sur un bout de piste chaotique, vers un nid d’aigle, bâti récemment par une fratrie. En hommage à leur père, les deux hommes ont quitté Montréal, pour achever ce projet d’hébergements à l’esprit « nordicool ». Et l’image collante du sirop d’érable et de la cabane au fond des bois, de fondre chaque jour un peu plus. Un grand cube bardé de bois et de métal abrite, à l’étage, une salle commune, mi‑cuisine, mi‑salle de yoga, offrant une vue plongeante sur le fleuve. Les minichalets, eux, sont disséminés dans la forêt boréale, à l’abri des regards. Le glamping version Québec se décline, ici, en trois styles : Shiship (canard en montagnais), un conteneur recyclé, l’esprit camper chic et écologique ; le Mashk (l’ours), grande façade vitrée, mezzanine et béton lissé ; enfin le Maikan (le loup), cocon de bois brûlé et vitre panoramique au-dessus du lit, ou comment garder un œil sur le feu de camp, la faune et les flocons, en restant sous la couette. Au milieu, un petit spa planté sous les sapins, propose bains chauds et sauna baril à une clientèle de sportifs.
Comme la Route 66,
la Transcanadienne est la voie de l'imaginaire
Ce pari, à mille lieues de la pourvoirie, séduit de plus en plus. Marie-Claude, graphiste montréalaise mariée à l’un des deux jeunes entrepreneurs, annonce la construction de cinq autres « capsules » et ne regrette pas le choix de voir grandir leur fils sous les arbres, loin des buildings. Une vingtaine de kilomètres en amont, Baie‑Saint‑Paul propose un retour en douceur vers la métropole. Posé au beau milieu des pâturages bordant le Saint‑Laurent, L’hôtel Germain, « le plus urbain des hôtels de campagne », a greffé une architecture contemporaine sur un ancien corps de ferme. Le potager bio fournit une cuisine locavore inventive. Au spa, on barbote à l’air libre et frais, entre les fleurs champêtres et sous d’envieux regards ovins.
Montréal, l’eau de jouvence
Reprenant le cours du Saint‑Laurent vers sa source cette fois, le fil d’Ariane de ce voyage nous ramène à Montréal. La métropole, qui soufflait l’an dernier ses 375 bougies, n’en finit pas de se réinventer. Elle affiche, par ses immeubles en briques rouges, ses graffs géants, ses toits terrasses et ses potagers partagés, toute la décontraction québécoise. Une attitude fièrement portée par Justin Trudeau, Premier ministre hors norme jusqu’au bout de ses chaussettes fantasques. Le Plateau-Mont-Royal et le centre‑ville fleurissent d’adresses interprétant, chacune à sa sauce, la recette du cool. Parmi elles, des îlots de cultures haïtienne, cubaine, hawaïenne, émergent d’une cité inventive et polyglotte.
Mais c’est encore une fois au bord de l’eau que la ville se régénère le plus. Au sud‑ouest, les vestiges de l’ère industrielle se transforment en lofts d’artistes, les districts de Griffintown et de Petite-Bourgogne débordent de tables trendy. Nerf principal de la mutation de ces deux quartiers, le canal Lachine fut creusé, au début du xixe siècle, pour acheminer les richesses du pays. Aujourd’hui, à la belle saison, on vient y pique-niquer au bord de l’eau, d’un « satay » sandwich ou d’un bol végétarien attrapé à la volée sur le marché Atwater. Puis on remonte, en kayak, jusqu’à Arsenal, ancien chantier naval reconverti en centre d’art contemporain. En sens inverse, vélos et rollers glissent jusqu’au Saint-Laurent. Boulevard la Salle, il arrive même de croiser un surfer, planche sous le bras… prêt à se jeter à l’assaut d’une vague créée par le courant.
Côté Vieux Port, à l’autre extrémité du canal, le marché des éclusiers a germé face aux immenses silos à grains abandonnés. Désormais, on met, dans son panier, des produits fermiers bios et locavores, tandis que sur la terrasse voisine, belles plantes et « hipsters » à la moustache lissée se retrouvent autour d’un smoothie et d’un burger bichonné de l’étable à la table. En fin de journée, on embarque sur le Bota-Bota, amarré au même quai, paré pour une croisière statique et relaxante dans ce spa posé sur l’onde. Ultime trait d’union entre la ville et l’eau et point final d’un voyage à contre‑courant.
Par
BAPTISTE BRIAND
Photographies
OLIVIER ROMANO