Parfois, les choses se goupillent bien : son passeport pour le Liban vient d’arriver et, du voyage en Ouzbékistan qui tombe un peu à l’improviste, E. reviendra l’avant-veille du départ pour Beyrouth. Khiva, Boukhara, Samarkand, on n’a pas lu à dix ans Marco Polo à travers l’Asie inconnue - Jean Riverain, 1962 - sans inscrire la route de la soie et ses caravansérails dans son imaginaire...
Jour 1
Tachkent / Noukous
3 heures du matin, arrivée à Tachkent, dans une cohue de dames costaudes qui font entre la Turquie et l’Ouzbékistan un commerce ahurissant de colis et de sacs. On range soigneusement la déclaration de devises. Prise en charge par notre guide et un chauffeur à la sortie de l’aéroport. Plaisir de circuler sur des chaussées larges, libres, unies. Les bâtiments de période soviétique ont de l’équilibre ; plus récents, ils montrent un enthousiasme national un peu anecdotique. En tout cas, c’est beau une ville, la nuit. L’hôtel City Palace donne sur un grand carrefour. A la fenêtre : en face, un vaste panneau publicitaire projette dans la nuit de courtes scènes de bonheur domestique ; au-dessus, l’ombre de lointains montagneux.
Quelques heures de sommeil permettent d’apprécier une chambre de bon niveau international. Au petit matin, le panneau publicitaire a pâli et les montagnes sont plus proches et nettes, elles montrent d’amples sommets enneigés et dorés. Petit déjeuner standard - le thé est curieusement médiocre dans ce pays où on en boit tant. Le pain, les laitages, les fruits secs sont très bons, les jus de fruit aussi ; sérieuses réserves sur la charcuterie.
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On change quelques dizaines d’euros au bureau de l’hôtel : la multiplication des écritures et des coups de tampon rappelle l’époque soviétique, on se croirait en Tchécoslovaquie dans les années 80 (note personnelle) ; le tas de soum que l’on emporte impressionne. Notre guide est à l’heure ; elle sera toujours à l’heure. Bonjour ! G. nous rejoint. C’est parti pour la visite Tachkent, capitale de l’Ouzbékistan moderne. Le programme est un peu adapté aux désirs de chacun : E. voudrait voir le monument du Courage. On y va donc. Et on n’est pas déçu. Notre guide raconte l’histoire du tremblement de terre de 1966 et de la reconstruction qui a suivi. Tachkent doit être la dernière grande entreprise urbanistique soviétique. La statue de bronze monumentale, que l’on peut à bon droit qualifier de poly-dynamique, met en scène une famille aux prises avec le séisme.
Les puissances chtoniennes ne devaient pas l’emporter sur l’internationalisme prolétarien, la ville porte témoignage. Avant l’indépendance, les amoureux venaient là, tremper leurs sentiments dans l’héroïsme. Maintenant, ils se rendent place Moustakillik, au monument à la Mère éplorée, bronze massif et concentré qui veille la flamme au soldat inconnu. Les amoureux aujourd’hui sont mélancoliques. A l’autre bout des jardins, la statue de la Mère heureuse tient un enfant sur ses genoux. Elle symbolise les espoirs de l’Indépendance. La statue équestre de Tamerlan, sur la place qui porte son nom, est elle aussi symptomatique de la façon dont les Ouzbeks se comprennent. La figure du conquérant se veut un signe de rupture avec la période soviétique et l’affirmation du dynamisme d’une République ambitieuse ; mais, pas forcément accessible : des barrières empêchent d’approcher le bâtiment du Sénat. Qu’à cela ne tienne, on va visiter quelques stations de métro. C’est à nouveau CCCP : du verre, de la céramique, de la mosaïque, beaucoup de place, une esthétique du service public dont on n’a peut-être mal évalué l’importance, au-delà du pittoresque. Ensuite, on visite le musée des arts appliqués, installé dans la maison que fit construire un diplomate russe au XIXe siècle. C’est un livre d’architecture ouzbèke, où les collections sont comme chez elles.
La muséographie est un peu datée, mais didactique et claire. Notre guide est à son affaire. Au milieu de tout ça, il y a aussi une promenade dans le marché de Chorsou. On ne sait ce qu’il faut admirer le plus, des moutons invraisemblablement gras aux concombres sucrés, de la rotonde aux brochettes à la boulangerie, des dômes d’épices aux sacs de nouilles, des bassines de soumalak aux samossas, des saucissons de cheval frais aux fromages sec, etc. A posteriori, on se dit que la cuisine ouzbèke, si elle fait usage de tous ces ingrédients, est bien autre chose que l’aperçu raisonnable que peut en avoir un touriste. Le premier déjeuner est pris dans une auberge kazakhe : chausson frit à la viande, borchtch, vodka et portrait d’Alexandre Vinokourov au mur.
Thomas Grabka/LAIF-REA
G. a vu l’hôtel Ouzbékistan la veille et verra le coran d’Otman, le plus ancien manuscrit connu, IXe siècle, le lendemain du départ d’E. Elle lui racontera. Il est temps de prendre l’avion pour Noukous, en Karakalpakie. L’aéroport domestique est à taille humaine ; les contrôles sont superficiels pour les étrangers, tatillons pour les Ouzbeks. Un monsieur vient demander si nous sommes Karakalpaks ; la langue nationale de la République autonome est assez étrangère à un Ouzbek pour que le français puisse en tenir lieu. Vol confortable. L’aéroport de Noukous est vraiment provincial ; les contrôles sont à la tête du client. Nouveau chauffeur, nouvelle Chevrolet et nouvel hôtel : Yipek Yoli. C’est simple et bon enfant.
Chambre convenable ; un gros réfrigérateur bourdonne un peu la nuit. La salle de bain fonctionne vaille que vaille. Agapes à l’hôtel, de bonnes petites salades et une soupe aux ravioles. La salle à manger est sans chichis, le service souriant. G. et notre guide font allumer la télévision. Elles font bien, les variétés centrasiatiques accompagneront tout le voyage. Tous les clips évoquent, d’une façon ou d’une autre, un conflit familial, ou un mariage, ou un conflit à propos d’un mariage. Le mariage est vraiment la grande affaire des Ouzbeks. Et les chansons ne laissent rien ignorer des hauts et des bas de l’institution. E. termine sa bière avec béatitude : le pays a eu raison de faire appel aux Tchèques pour brasser. Time to sleep.
Jour 2
Noukous
Le quartier est calme, nuit paisible. L’interrupteur de la lampe de chevet ne fonctionne pas ? On branche et on débranche. Petit déjeuner agréable ; le serveur parle tout l’anglais qu’il faut pour faire son travail. Et gentil comme tout, avec ça. Départ pour Moynaq, au bord de la mer d’Aral. C’est tout droit sur 200 km. Le paysage est uniformément brun gris, avec des taches jaunâtres et l’affleurement blanc du sel. Les villages se suivent et se ressemblent, bas, gris, avec des brassées de joncs sur les maisons anciennes et des toits en tôle ondulée sur les nouvelles. Aux abords de la route, des vaches d’abord, puis des moutons et, enfin, des chèvres, la pitance étant de plus en plus rêche. On arrive. Moynaq et ses 13000 habitants s’ensablent et s’ensallent irrémédiablement. Nous voilà au bord. C’est la steppe, avec quelques bateaux rouillés posés dessus. L’eau est 200 km plus au nord.
On descend sur le fond. Du saxaoul (Haloxylon ammodendron) pousse partout, que viennent brouter quelques vaches étiques, sorties de nulle part. On se promène dans le désastre écologique. On pique-nique en regardant ses pieds. Il faudrait faire un tour à Moynaq-même. Le paysage a quelque chose d’abstrait ; la ville, un aspect vraiment tragique. Et on prend le chemin du retour. On croise de vieilles Lada, des side-cars utilitaires, de petits ânes portant des charges énormes - un classique ouzbek. Arrêt dans un village. On entre dans une cour de ferme, puis dans la maison. Si les abords sont un peu tristes, l’intérieur est coloré, frais, accueillant, pain et sel à la clé. Un peu avant Noukous, visite de la nécropole de Mizdakhan. Un beau mausolée souterrain (Muzlumkhan-Sulu, XIVe siècle - décor de faïence bleue) et plein de tombes récentes délimitées par des balustrades de fer. Le couvercle symbolise la montée de l’âme au paradis : Stairway to Heaven. Ailleurs, ce sont des portraits réalistes des défunts, entaillés dans le marbre : celui-ci entre dans l’éternité avec son stylo, celui-là avec sa cravate bien nouée.
Tim Dirven/PANOS-REA
De retour à Noukous, notre guide annonce qu’elle a dégoté un restaurant brochettes pour le soir. Une attention appréciée (d’autant qu’elle a fait ça la veille au soir). Bestobe a des box en forme de yourte. On grignote les salades ; on ouvre la vodka ; la soupe est lampée. L’arrivée des brochettes coïncide avec le début des hostilités sur le dancefloor. Il était évident que la jeunesse assemblée là attendait quelque chose. Une fois lancée, elle fait preuve d’un bel entrain. G. suit avec talent. Les nuits de Karakalpakie tournent à 120 pulsations.
Jour 3
Noukous / Khiva
Visite du musée Igor Savitsky. C’est l’attraction n° 1 de Noukous. On y trouve une collection archéologique et ethnographique, et la fameuse collection de peinture. Un malentendu tourne à notre avantage, nous faisons la visite avec le conservateur. Notre guide devient interprète. La partie ethnographique est bien calibrée. On suit avec plaisir. Côté peinture et dessin, du très bon : le Double portait de R.R. Falk, le Portrait de O.S. Luppova dans un fauteuil et Femme ivre de S.M. Luppov, les dessins de A.N. Volkov, La tentation de saint Antoine de N.P. Tarassov. Des tableaux qui ont un intérêt documentaire et, tout de même, d’autres qui n’ont de valeur que d’avoir été censurés par les fonctionnaires staliniens. Un second bâtiment doit ouvrir rapidement, qui va augmenter la surface d’exposition. Certaines toiles fameuses avaient été prêtées au Pushkin State Museum of Fine Arts et nous n’avons pu les voir. Déjeuner dans un restaurant au glamour excessif. Départ pour Khiva.
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La route traverse le Kyzylkoum, vaste désert steppique. Le chauffeur est adroit ; il fait ce qu’il peut pour éviter de nous secouer trop mais, à part quelques rares tronçons, le revêtement est dégradé - de façon générale, l’état du réseau routier est mauvais et ce rapidement lorsqu’on sort du centre des grandes villes – le pire étant sans doute les banlieues, qui ajoutent à leur universelle illisibilité des fondrières comaques. En chemin, visite des forteresses khorezmiennes Toprak Kala (1er siècle avant JC-VIe siècle) et Ayaz Kala (IVe siècle avant JC-1er siècle après). Petit crapahut pour monter jusqu’à Ayaz Kala 1, qui donne une vue complètement dégagée sur les deux autres sites du complexe et sur la région.
Les murailles de l’ouvrage sont spécialement impressionnantes. Dans la campagne, des parcelles, délimitées par des diguettes, sont inondées à des fins de dessalement. Vergers d’abricotiers et d’amandiers en fleurs. A Khiva, emménagement dans une cellule d’étudiant de la médersa Mohammed Amin Khan / hôtel Orient Star. Ce n’est évidemment pas très vaste, mais suffisant. Salle de bain au fond de la chambre. Confort simple, que justifie la destination première du bâtiment. Le système de ventilation est un peu bruyant. Quand on sort dans la cour, que domine le minaret Kalta Minor, on a quand même le sentiment de se trouver dans un lieu d’exception. Notre guide nous emmène dîner dans une de ses adresses en ville. E. aime bien les pâtes à l’aneth, spécialité locale. G., moins.
Jour 4
Khiva
Les oiseaux chantent dans les arbustes. Le petit jour donne un coup de frais aux iwans décorés de majolique. La conversion à l’hôtellerie s’est faite avec tact. La visite de la ville historique - Khiva et la ville intérieure - s’effectue à un bon rythme : sans hâte, ni paresse. Notre guide aime raconter des histoires, Khiva lui en fournit généreusement. On croise beaucoup d’Ouzbeks qui font la tournée de leurs trésors nationaux. C’est plutôt sympathique. Les marchands du temple savent être raisonnablement insistants. Ils parlent le français nécessaire à vous harponner et disposent de portefeuilles pleins d’euros. Ça facilite les transactions. Un bon client marchande. G. s’y entend, pas E. Notre guide apprécie une transaction bien menée comme une marque de savoir-vivre. Enfin, c’est le pays de la laine et on tricote un peu partout.
A l’usage, les chaussons en tricot prennent de nombreuses pointures supplémentaires. L’animation atténue le côté ville-musée. Les restaurations sont importantes, mais elles n’altèrent pas, semble-t-il, l’esprit des édifices. Les archéologues soviétiques ont fait du bon boulot et les restaurateurs de la période de l’Indépendance les suivent. Débat entre G. et E. sur l’opportunité de restaurer, jusqu’à quel point, etc. G. est pour moins. E. s’accommode d’un travail cohérent. La description des différents monuments se trouve aisément. E. a particulièrement aimé le minaret Islam Khodja, la mosquée du Vendredi et sa forêt de colonnes, les cours d’audience et de réception de Kounia-Ark, le harem, les remparts, les toits, le pisé. Les pèlerins qui viennent se faire chanter une prière au mausolée Pakhklavan Makhmoud sont émouvants. E. commence à penser que la colonne ouzbèke a des vertus esthétiques particulières.
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Déjeuner chez l’habitant, dans le quartier d’habitation de la vieille ville. Yorkinoy nous récupère dans la rue et nous installe, sur des coussins, dans une grande pièce rose. La table est simplement dressée. Sur l’un des murs, deux colonnes corinthiennes en plâtre ne rejoignent pas le plafond. Entre les deux, un écran de télévision. C’est un peu psychédélique, au fond. E. met la main à la préparation des ravioles à la viande. Tout le monde va à la cuisine pour assister au début de la cuisson à la poêle. Puis, nous retournons dans notre salle à manger. Les raviolis frits sont suivis d’autres, aux œufs et pochés.
Bien, tout cela est bon, mais nous sommes laissés seuls. De son côté notre hôtesse s’inquiète : c’est sa première fois. On finit par lui dire que ce ne serait pas mal qu’elle reste un peu avec nous, qui sommes une espèce d’avant-garde des futurs affamés. Elle s’assied, et révèle une femme énergique et intelligente, qui possède plusieurs affaires en ville. Agréable, avec ça. Rapidement, elle pige, fait venir les enfants et, de fil en aiguille, tout le monde se trouve à danser autour de la table. Tout le monde est content. La bonne volonté palie les faiblesses de moyens de communication. Une première fois qui devrait en appeler d’autres.
Au dîner, nous assistons à une représentation de danses khorezmiennes commandée par un groupe de touristes. Trois musiciens, un danseur, deux danseuses. C’est enjoué, vif, déluré ; ce que nous avons vu de mieux dans le genre au cours du voyage. Les danseuses doivent incarner le feu. A cet effet, toujours une partie du corps bouge, en relation avec une autre qui ne lui est pas forcément contiguë, par bref mouvements saccadés. Ça a quelque chose de symphonique. Et ça donne de l’idée de Plotin que le monde est avec les astres dans le même rapport que le danseur avec la musique une illustration saisissante. Après ça, on regagne content sa cellule. Les danseuses du Khorezm ont dû hanter les nuits des étudiants en jurisprudence islamique.
Jour 5
Khiva / Boukhara
Longue route pour Boukhara. Le paysage du Kyzylkoum est plat, aride. Des moutons et des chèvres couleur de réglisse se nourrissent d’une végétation revêche. Ce n’est pas ici qu’ils font la graisse dont se régalent les Ouzbeks. Par secteurs, grosses inflorescences, pas très gracieuses, d’une espèce du genre Ferula. La férule persique ? Au milieu de nulle part, arrêt dans un routier. Plutôt que les brochettes maison, on mange de contenu des lunch box.
Ces dernières sont du coup les suspects n° 1 dans l’affaire de l’indisposition simultanée de G. et E. dans l’après-midi. L’exposé de notre guide sur le mariage ouzbek est un dérivatif bienvenu - l’avant-veille, elle nous avait raconté l’histoire du pays, ça distrayait des sautes d’humeur du routeur. Quoi qu’il en soit, l’installation à l’hôtel Emir et la première soirée à Boukhara se passent dans une ambiance à la baisse. Ça arrive et ça fait partie du voyage. Pas loin de l’hôtel, une pharmacie a fourni à G. du charbon. E. est plutôt adepte de la pharmaco-chimie industrielle et du Coca-Cola, mais il est moins délicat.
Jens Frank / Lernidee
Jour 6
Boukhara
La nuit ayant déchargé l’orage gastrique, on regarde sa chambre d’un meilleur œil. Réveil au roucoulement des tourterelles et au chant curieux d’un autre oiseau, ressemblant à quelques coups d’essuie-glace sur un pare-brise sec. La pièce est grande, avec une touche maison de famille vintage qui la rend instantanément familière. La porte de la salle de bain ferme comme elle peut. Au petit déjeuner, dans une salle pas très aérée, au sous-sol, G. qui, de son côté, a elle aussi trouvé la voie de la résurrection, explique à E. qu’en Asie centrale, c’est comme ça, il y a des tapis partout, même dans les salles de bain. A l’heure dite, notre guide est là, comme par enchantement, dans la jolie cour. Boukhara, ville médiévale.
La visite se fait au même rythme propice qu’à Khiva et le problème est le même : on donne de la tête à droite et à gauche, avec le sentiment de laisser beaucoup trop de choses en chemin. Au retour, il faudra étudier. Toutefois, la journée est bien articulée et fournit, en fin de compte des points de repère. On commence par le mausolée des Samanides, et la petite fête foraine attenante. C’est ensuite le tombeau de Job, avec son nid de cigogne en porcelaine - intéressante interpolation de l’idée patrimoniale et du kitsch pavillonnaire. La mosquée du Vendredi, l’Ark et ses magnifiques murailles bombées, l’ensemble Poï Kalian.
Chemin faisant, de petites avenues sans intérêt touristique immédiat, mais pleines de charme. Et des galeries marchandes de divers âges et catégories, dont un marché. Au final, un ensemble impressionnant et une bonne alternance d’émotion esthétique et de détente mercantile (à cet égard, bel atelier de canut ouzbek en fin de parcours). Notre guide commente tout ça avec aisance, des problèmes de santé publique liés au vieillissement du traditionnel système de bassins aux principaux symboles utilisés par les décorateurs classiques.
Andreas Hub/LAIF-REA
Jour 7
Boukhara / Samarkand
Dans la matinée, quatre sites fameux : le Chor-Minor, le mausolée de Bakhoouddin Nakchbandi, le palais d’été du Khan et la nécropole Chor-Bak - très belle sobriété des vieilles tombes musulmanes. Tous méritent une visite. Le style islamo-pétersbourgeois du palais est spectaculaire ; dans les jardins, on voit voler des paons, ce qui n’est ni très fréquent ni très gracieux : lorsqu’il bat des ailes, le paon bleu est un gros poulet. Ici, comme autour du mausolée de Nakchbandi, des espaces verts très plaisants. De retour en ville, visite d’un atelier de calligraphe. Un art soigneux et virtuose. L’artiste montre les feuilles d’or qu’il utilise. Il y a toujours dans ce métal autre chose que du jaune, une gloire.
Déjeuner chez l’habitant, au fond de la banlieue. Le jeune homme qui nous accueille, dans un anglais dont on a assez vite fait le tour, est des plus sympathiques. La maison dispose d’un grand jardin-verger, qui fournit au repas des choses délicieuses : salades, compotes, jus de fruit. La table à même le sol - E. est content d’avoir aux pieds ses plus belles chaussettes : bleues avec des pois verts - est opulente et appétissante. Le chef de famille travaille dans le bâtiment ; son épouse est cuisinière. Qu’un hommage ému à ses ravioles soit ici rendu. Nos hôtes ont eu la bonne idée de compter du vin parmi les boissons. Blanc ou rouge, le picrate ouzbek est une surprise pour les Français. Sans faire de miracle, il est buvable, et même un peu mieux que ça concernant le blanc, sucré. En tout cas, c’est marquer un point. Toute la maisonnée déjeune avec nous. La conversation est fluide sur des sujets assez divers. E. n’omet plus de s’informer de l’état matrimonial ou pas des enfants. On mange trop et on se quitte dans une atmosphère cordiale. Un repas chez l’habitant qui remplit parfaitement le contrat. Et un bon moment de convivialité.
Florence Lebert/Picturetank
Train pour Samarkand. Classe affaires, confortable. Les uniformes des employés des chemins de fer ont de l’allure. C’est, au demeurant, une constante dans ce pays : les gens se tiennent. Les femmes sont bien mises dans les coins les plus invraisemblables ; elles attendent Godot, toutes coquettes, à des arrêts d’autocar perdus dans le désert. On constate peu de signes de laisser-aller.
De ce côté-ci, le paysage est plus vert, ponctué de vergers en fleurs.
L’hôtel est bien situé, à quelques encablures du mausolée de Tamerlan ; confortable, plutôt sobre, normal serait-on tenté de dire, ce qui n’est pas péjoratif. Pas d’ascenseur. Samarkand est une grande ville, on y découvre une variété architecturale plus grande que dans l’ouest, de jolies avenues fin XIXe-début XXe, des maisons russes. Et un trafic dense.
Dîner chez un étudiant francophone. Cette fois-ci, c’est dans la vieille-ville. Pas très éclairée le soir, comme un peu partout où nous sommes passés. L’étudiant francophone est ici deux étudiants, l’une en français, l’autre en médecine. La maman de ces jeunes gens est un ancien professeur de français. Ce sera le repas le plus réellement francophone de la série. La table (en l’air, à l’occidentale) est généreuse et dressée avec soin. On a prévu du plov. On pourra comparer avec celui de demain. Ce soir, la conversation roule sur d’autres bases ; la matriarche et sa fille ont à la fois le désir de parler et la capacité de le faire. Le français du futur médecin est moins délié, mais il s’y met et colmate avec de l’anglais. Tout ça améliore notablement le niveau des échanges. Un moment même, madame mère se retire et nous laisse seuls avec ses enfants. Ça ressemble à une marque de confiance envers tout le monde. Notre guide a repéré qu’un groupe japonais a commandé un spectacle son et lumière au Régistan, on décide de s’y rendre en famille.
C’est le divertissement impromptu. Divers aspects. Le groupe qui a commandé le spectacle est installé devant, sur la place, rien à redire à ça. Par contre, derrière, la police en profite pour organiser un petit business et monnayer les espaces favorables. Tout ça ne semble pas bien honnête. Du coup : les japonais devant, les autres étrangers en deuxième rideau et les Ouzbeks au fond (ils sont toutefois autorisés à approcher quand les pandores ont fait le recensement des personnes taxables). Dans tout ça, le côté familial de la sortie est un peu en berne. Le spectacle consiste en projections sur les monuments. C’est un peu le pendant cinéma de la cigogne en porcelaine sur le tombeau de Job. A la fête des Lumières à Lyon, E. a vu mieux, mais aussi moins bien. En tout cas, à en croire les concepteurs, l’Ouzbékistan est le creuset alchimique de l’histoire du monde. Le discours nationalisant peut paraître outré, il a pourtant l’avantage d’exposer sans détour un système de valeurs et une conception de soi.
En gros, alors que l’Occident regarde l’Asie centrale en général, et l’Ouzbékistan en particulier, comme un corridor, les Ouzbeks les conçoivent comme un foyer ; non pas une zone de transit, mais un espace de convergence. Du coup, la civilisation s’accumule là et le pays se trouve à l’origine de tout (bien distinguer ici commencement et origine, c’est la clé). S’ils ne peuvent actuellement prétendre être le centre du monde, les Ouzbeks exploitent volontiers l’idée de lui avoir donné une figure (on retrouvait assez fréquemment ça dans les discours de notre guide). La réappropriation de Tamerlan doit sans doute être lue dans cette perspective. Et, quoi qu’il en soit, il est l’heure d’aller se coucher.
Jour 8
Samarkand
Samarkand, la cité bleue du désert. Il y aurait quelque ridicule à bâcler une description des monuments que l’on voit ici (dans les mêmes conditions de visite que les jours précédents). Le Régistan et la mosquée Bibi-Hanum laissent pantois. Les décors sont étourdissants. Ils donnent raison au son et lumière de la veille : l’Ouzbékistan est un foyer de l’art musulman. Au bout de quelques jours, E. commence à comprendre que, pas plus que la table ouzbèke ne doit être nettoyée, ces décors proliférant dans un cadre simple et conventionnel ne doivent être épuisés par le regard du visiteur : ils sont un reflet de l’infini cosmique / divin et, à ce titre, il serait présomptueux de les vouloir posséder. A côté de la mosquée Bibi-Hanum, le marché, où les fruits secs se distinguent ; les produits laitiers également, avec d’étonnants fromages. En fin d’après-midi, visite du Gur-Emir, le mausolée de Tamerlan. La psalmodie de la prière des morts devant le cénotaphe de jade sombre du Boiteux est un moment particulièrement prenant. Devant celui de son grand-père, le cénotaphe d’Ulugh Beg.
Michael Riehle/LAIF-REA
Le déjeuner est pris dans un restaurant chic ; pendant tout le repas, en alternance, Pierre Bachelet et Joe Dassin. Bizarre. Dans l’ensemble, c’est très correct. En sortant, halte aux églises orthodoxe (Saint-Alexis) et catholique (Saint-Jean-Baptiste). Constructions du début du XXe siècle qui n’ont pas un intérêt artistique capital, mais celui d’être là.
Spectacle au théâtre El Merosi. Il s’agit de l’histoire de l’Asie centrale, en costumes et dansée, des balbutiements de la civilisation à son sommet : le mariage ouzbek. Les premiers tableaux sont difficiles à interpréter lorsque l’on n’est pas briefé. Il ne serait pas mal qu’on fournisse aux spectateurs un argument qui leur permette de suivre. C’est assez inégal, certaines parties sont drôles sans le vouloir (la haute époque), d’autres ont une sympathique vigueur (tout ce qui touche au mariage) ; les danseurs se montrent diversement concernés. Devant cet académisme un peu rabâché, E. regrette le petit ensemble de Khiva.
Préparation du plov chez l’habitant. L’habitant d’aujourd’hui habite avec sa famille à une vingtaine de kilomètres en dehors de Samarkand. C’est un peu une épopée d’aller là-bas, mais le jeu en vaut la chandelle. On est très bien accueilli, dans une grande maison. Une demoiselle de la famille a passé en notre honneur un costume traditionnel (de mariage). C’est tout à fait gentil. La table (haute) est bien belle et bien abondante. On ne pourra goûter à tout. C’est avec grand plaisir qu’E. s’emploie à la confection du plat national sous la direction de monsieur père, un cuisinier compétent. Le balthazar est de grand style. Après les entrées, on se demande s’il sera possible de goûter au plov, mais la vodka fait merveille sur l’estomac, la langue et l’humeur des convives. On prendra et on reprendra du plov. Avec la main même, pour sacrifier, un peu maladroitement, à la tradition. Viennent les toasts, qui célèbrent les rencontres internationales et la tolérance. Une légère griserie gagne. Le chauffeur sait s’en tenir à une stricte sobriété, une gageure dans ce contexte. Durant tout le voyage ses confrères et lui auront été sans reproches. Les langues se croisent et la conversation va bon train. L’album de mariage est sorti. Très impressionnant. Pour avoir une vie conjugale à la hauteur, il faut s’employer ! Enfin, l’heure tourne et elle finit par indiquer la sortie. Les passages chez l’habitant ont tous été agréables, mais celui-ci a été chouette.
Jour 9
Samarkand / Tachkent
Dernier jour, dernières visites. E. est heureux de voir la fresque diplomatique d’Afrosiab (VIIe siècle) : le roi sogdien Varkhuman préside à une célébration de nouvel an réunissant ses fonctionnaires, diplomates Chinois et Turcs, le conseil d’administration de la route de la soie, en quelque sorte. L’ensemble est exceptionnel d’un point de vue historique et artistique. Il est profondément émouvant de se retrouver devant les vestiges de l’observatoire d’Ulugh Beg, un monarque qui se fondait plus sur le savoir que sur le sabre pour administrer ses Etats. Ce qui, hélas, ne devait pas lui réussir, puisqu’il fut assassiné à l’instigation de son propre fils en 1449. Tu quoque mi fili. Le pouvoir et les divergences sur le ciel conduisent à ces choses. Les Tables sultaniennes, établies à Samarcande sous le patronage d’Ulugh Beg, comportent les coordonnées d’un bon millier d’étoiles et ont impressionné durablement les astronomes. Elles furent encore rééditées en Angleterre en 1843, par Francis Baily.
L’observatoire fut renversé avec le sultan et sa partie souterraine n’a été redécouverte qu’en 1908. Le Chah-i-Zinda est une nécropole amorcée au XIe siècle. Les tombeaux nobles y forment des rues entières. La céramique musulmane atteint ici des sommets de virtuosité. Le mausolée est le reflet d’une gloire, d’ailleurs on ne l’achève pas après la mort du commanditaire : la gloire émane de la vie, elle est passée. La visite de la fabrique de papier de soie permet, mieux que la page Wikipedia, de comprendre le procédé. Et puis, une calotte ouzbèke en papier de soie, c’est du patrimoine de l’humanité facile à transporter ! En fin d’après-midi, train pour Tashkent, après un peu de tirage avec les services de sécurité mal informés des changements d’horaire. La classe ordinaire n’est pas mal non plus.
Samuel Aranda/PANOS/REA
Jour 10
Retour
Des potron-minet, à l’aéroport, les dames costaudes sont dans les starting-blocks pour un nouveau tour de commerce en Turquie. Dans l’avion, E. songe que, bien sûr, il n’a pas vu grand-chose de ce qu’à pu voir Marco Polo, sinon le désert ; en revanche, le Vénitien n’a pas pu voir non plus ce que lui E. a vu. Les XVe et XVIe siècles ont changé le visage du pays. Reste le désert. L’espace des histoires.
Carolyn Drake/PANOS-REA
Par
EMMANUEL BOUTAN
Photographie de couverture : THOMAS LINKEL/LAIF-REA