À trop l’utiliser, le GPS pourrait nous faire perdre la boussole. Voyageurs du Monde vous rapporte quelques histoire de voyageurs piégés par leur GPS, leurs effets sur le cerveau, nos habitudes de voyage, et leurs possibles dangers.
Quand il a réservé ses billets d'avion pour l'Islande, dans l’espoir de voir des aurores boréales, Noel Santillan n’imaginait pas qu’il ferait les gros titres de la presse locale. Un matin de février 2016, cet Américain de 28 ans, originaire du New Jersey, atterrit à l’aéroport de Keflavík, récupère sa Nissan de location, et entre dans son GPS l’adresse de l’Hótel Frón, situé à quelques kilomètres de là, où il a réservé une chambre pour la nuit. Six heures de route sur des chemins glacés et enneigés plus tard, Noel Santillan commence à se dire que quelque chose cloche. Une intuition qui se confirme lorsque son GPS lui indique qu’il a atteint sa destination, dans la petite ville de pêcheurs de Siglufjördur, au nord de l’île. À quelque 430 kilomètres de l’aéroport de la capitale. S’il se retrouve aussi loin de son hôtel, situé rue Laugavegur à Reykjavík, c’est que le site via lequel il a booké sa chambre a malencontreusement écrit l’adresse avec un “r” de trop : Laugarvegur. En quelques heures, Noel Santillan devient “le touriste perdu” pour les médias locaux et fait le tour des émissions de télé et de radio. Par chance, son histoire s’est bien finie. Ce n’est pas toujours le cas.
Charly Coevoet
Pour preuve, les dizaines d’accidents qui ont lieu chaque année à cause des GPS. Aux États-Unis, le phénomène a même un nom et une page Wikipédia : Death by GPS (Mort par GPS). Dans la Vallée de la Mort, en Californie, les exemples sont si fréquents (tel couple s’engageant sur une route qui n’en est pas une, tel autre se retrouvant coincé sous une chaleur étouffante après des détours sans fin) que les autorités ont dû installer des panneaux invitant les touristes à ne pas suivre aveuglément toutes les indications GPS. Toujours aux États-Unis, en septembre 2018, le département des Transports de Caroline du Nord a conseillé aux habitants d’éviter d’utiliser Google Maps et Waze en plein ouragan Florence, en alertant : “Il n’est pas prudent de leur confier votre vie.” Au Brésil aussi, la presse a mis en garde les touristes après qu’un couple, attiré par erreur dans la favela de Niterói par l’application Waze, s’est fait tirer dessus par des narcotrafiquants.
David Brunet
“Quelque chose est en train de nous arriver”, écrit le journaliste américain Greg Milner dans Pinpoint: How GPS Is Changing Technology, Culture, and Our Minds (W. W. Norton & Company, 2016). Alors que la technologie satellitaire est censée nous permettre de savoir exactement où nous nous trouvons, nous semblons ne jamais avoir été aussi perdus. Aurions-nous égaré tout bon sens… de l’orientation ?
« Chaque bond technologique nous fait abandonner une compétence. Le GPS peut être considéré comme un outil de confort, mais l’homme risque d’y perdre ses racines. »
Hippocampe mon amour
Le sujet a de quoi passionner les chercheurs qui, depuis des années, essaient de comprendre par quels mécanismes l’homme parvient à se repérer et se déplacer dans l’espace. Durant plus de trois décennies, des centaines de milliers de souris ont tourné dans des labyrinthes pour qu’en 2014, la découverte la plus importante sur le sens de l’orientation soit enfin auréolée du prix Nobel de médecine. Nous sommes en 1971 et l’Américano-Britannique John O’Keefe démontre l’existence des “cellules de lieu”, dans une région du cerveau appelée l’hippocampe où se constituerait une carte cognitive de notre environnement.
“Ces découvertes ont inspiré des décennies de recherche, explique Ineke van der Ham, professeure assistante en neuropsychologie à l’université néerlandaise de Leiden. À la fin des années 1990, les chercheurs sont capables de prouver que les humains ont aussi ces cellules.” En 2005, le couple Edvard et May-Britt Moser poursuit les recherches d’O’Keefe et démontre l’existence des “cellules de grille”, des neurones, présents chez de nombreuses espèces, permettant de connaître leur position dans l’espace, et ainsi de se créer une représentation mentale de l’espace.
Peter Rigaud/LAIF-REA
Complémentaires, ces travaux connus sous le nom de “système de géoposition dans le cerveau” fascinent jusqu’au Comité Nobel. Depuis, le domaine de recherche est en plein essor. “Comprendre la manière dont notre cerveau se représente l’espace est très complexe, complète la chercheuse. Pour se déplacer, l’homme observe son environnement, utilise les repères spatiaux autour de lui, comme une église, un magasin, une boîte aux lettres. Notre hippocampe code notre position dans l’espace et crée une carte mentale qui nous permet de nous déplacer.”
Si un individu sollicite davantage cette partie de son cerveau, elle peut finir par se modifier anatomiquement, comme le prouve une étude menée en Grande-Bretagne sur une dizaine de chauffeurs de taxis londoniens. En scannant leurs cerveaux, des chercheurs de l’University College de Londres ont démontré que leurs hippocampes étaient plus gros que la moyenne. La raison ? Le cerveau des chauffeurs de Black Cab a dû s’adapter pour pouvoir amasser des centaines d’informations de navigation : ils sont tenus de connaître 320 itinéraires sur 25 000 rues et leur sens de circulation, là où un chauffeur Uber, lui, a simplement besoin de son téléphone.
“Use it or lose it” : le cerveau en danger ?
Dans les années 2000, la démocratisation du Global Positioning System, ou système de géolocalisation par satellite, a quelque chose qui relève presque de la science-fiction. Avec lui, la promesse qu’un jour des voitures autonomes pourraient se déplacer seules. Qu’un drone pourrait livrer un colis dans notre jardin. Que les couples n’auraient plus besoin de se hurler dessus pour une carte autoroutière lue à l’envers. Vingt ans plus tard, nous y sommes. Dans nos voitures et nos smartphones, les GPS sont capables de nous indiquer précisément où nous nous trouvons, et les applications qui utilisent sa technologie nous permettent de nous rendre d’un point A à un point B sans réfléchir. Une révolution technologique qui facilite notre façon de nous déplacer, et modifie aussi notre rapport à l’espace, notre sens de l’orientation, ainsi que certaines capacités fondamentales de notre cerveau, au risque parfois de menacer la survie humaine…
C’est ce qu’a démontré en 2004 Claudio Aporta, professeur associé au programme des Affaires marines de l’université de Dalhousie, au Canada. Lorsqu’au milieu des années 1990, le GPS fait son arrivée à Igloulik, la zone est si proche du pôle Nord que la force des champs magnétiques rend les boussoles inutilisables. Mais l’outil se révèle dangereux assez rapidement : certains habitants tombent sur des routes de glace trop fine ou se perdent une fois la batterie du GPS à plat, incapables de faire marche arrière, et encore moins de décrypter les signes de la nature comme le faisaient leurs ancêtres. En effet, au fil du temps, dans la toundra, les Inuits avaient appris à se fier à d’autres moyens pour se repérer : la direction des vents, les chutes de neige, les comportements des animaux ou même l’astronomie. “L’utilisation outrancière du GPS incite moins notre cerveau à s’intéresser au monde extérieur. Et créera moins ces fameuses cartes mentales internes. L’hippocampe travaille moins aussi”, ajoute Ineke van der Ham.
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“Use it or lose it”, alertent même certains chercheurs américains. Si le cerveau arrête d’utiliser certaines compétences, progressivement il les perdra… “Il faut garder à l’esprit que le cerveau humain est très fainéant, détaille Thierry Baccino, chercheur au laboratoire Cognitions Humaine et Artificielle de l’université de Paris-VIII. Pour une même action, il aura tendance à se laisser tenter par des outils qui lui permettent d’arriver au même résultat avec le moins d’efforts possible. Chaque bond technologique nous fait abandonner une compétence. Le GPS peut être considéré comme un outil de confort, mais l’homme risque d’y perdre ses racines.” Depuis, des dizaines d’expériences ont été menées qui tendent au même constat.
Du plaisir de s’égarer
En se fiant plus à son Google Maps qu’à son sens de l’orientation, l’homme risque de se désengager de son environnement, de ne plus savoir comment lire une carte, ou s’il doit tourner à droite ou à gauche en sortant de chez lui. Pire, le GPS risque aussi de lui faire perdre la boule. Pour une simple et bonne raison : la mémoire et l’espace sont intimement liés. Les hommes en sont convaincus depuis l’Antiquité. Les Grecs utilisaient l’espace pour se souvenir d’un discours par exemple. Ils visitaient plusieurs fois un bâtiment, dans le même ordre afin de pouvoir le visualiser dans son intégralité. Ils prenaient un discours qu’ils découpaient en symbole et déposaient par la pensée dans les pièces du bâtiment. En visitant le bâtiment par la pensée, leur discours leur revenait en mémoire.
Cette méthode, dite des loci, est présente dans les écrits jusqu’au XVIIe siècle. “Il existe un vrai débat aujourd’hui sur la manière dont les mémoires externes altèrent la mémoire humaine, assure Francis Eustache, chercheur en neuropsychologie, spécialiste de l’étude de la mémoire. C’est un domaine où nous avons encore peu de résultats tangibles, mais la particularité de cette révolution, c’est qu’en deux décennies à peine ces mémoires numériques sont devenues omniprésentes.”
Jessica Cardea / Elise Pinchaud
Dans son laboratoire de l’université de McGill à Montréal, Véronique Bohbot, professeure en psychiatrie, est plus catégorique. Depuis plusieurs années, elle mène des recherches de grande ampleur pour montrer combien l’utilisation du GPS peut avoir un effet négatif sur les fonctions cérébrales, notamment ce fameux hippocampe, centre de contrôle de l’orientation et de la mémoire. “Dans les vingt prochaines années, je pense que nous allons voir de la démence arriver de plus en plus tôt”, assène-t-elle, suggérant de la retenue dans l’usage du GPS, en l’éteignant par exemple lorsque l’on se dirige vers un lieu que l’on connaît déjà. En effet, à mesure que l’utilisation des GPS est devenue systématique, des guides de bonnes pratiques et d’éthique sont apparus.
Et si, à l’instar des liseuses et des SMS qui ont respectivement créé une nostalgie des livres et de l’écriture, le GPS menait lui aussi à un retour à la flânerie ? Ainsi de l’application Kompl qui vous invite à découvrir les lieux incontournables d’une ville sans vous en indiquer l’itinéraire. À mesure que vous vous rapprochez, des informations vous sont dévoilées. Quant à Pretty Street, elle ne vous indique pas le chemin le plus court, mais le plus beau, pour vous rendre d’un point A à un point B. Autant de moyens de réapprendre à musarder et de transformer l’angoisse de se perdre en véritable plaisir.
Voyageurs du Monde met à disposition de ses clients une application smartphone. Véritable carnet de voyage électronique, elle réunit tous les contacts utiles, ainsi qu’une sélection de bonnes adresses personnalisées, accessibles même hors connexion. Comme quoi, la géolocalisation a du bon.
Par
RAPHAËLLE ELKRIEF
Photographie de couverture
OLIVIER ROMANO