Culture

Suites de légendes

Suites de légendes

Le Ritz de Chanel, le Beverly Hills pour Marilyn, l’hôtel de la beat generation dans le Quartier latin… En palaces étoilés ou chambres bohèmes, les célébrités ont contribué à la mythologie de ces lieux. À moins que ça ne soit l’inverse.

 

Les dieux habitent l’empyrée. Et les célébrités le Ritz. Telle Coco Chanel. Il y a dans les “vies hôtelières” des beautiful people comme le reflet d’une mythologie. Ce n’est pas le photographe Slim Aarons (1916-2006) qui aurait dit le contraire, lui qui a fait de la présence de la jet-set dans ces lieux luxueux le sujet de ses images d’art. L’hôtel est d’ailleurs le domaine propre de la renommée. Accueillie et choyée, la star y est reçue avec les honneurs attendus. Imaginez-vous Marilyn Monroe traînant ses malles dans les jardins du Beverly Hills ? Montand aurait tiqué. Le service est l’apanage des illustres mais, par lui, le commun s’y relie. Grooms et bagagistes sont les anges de la comédie sociale et scintillante où nous entendons tous briller un quart d’heure. À Londres, dans cet ascenseur du Savoy, le liftier qui commande l’étage où perche votre chambre a peut-être mené en apesanteur Louis Armstrong ou Judy Garland. On ne monte pas seulement se coucher : “I kiss the sky”, comme aurait dit Jimi Hendrix, qui logeait au Cumberland. Futile ? Oui, et c’est magnifique !

 

Marilyn Monroe

Beverly Hills Hotel

 

Le sel des mondanités relève le brouet de la vie. Et le luxe devient dispensable. Le Chelsea, à New York, qui a vu passer tout ce que la contre-culture a produit de ludions, empilait les stars, pas les étoiles. Lorsqu’il vint rue Gît-le-Cœur écrire Kaddish, Allen Ginsberg ne demandait pas à l’hôtel Rachou, le mémorable Beat Hotel, la porcelaine et l’argenterie ; à preuve, son compère William Burroughs y mettait alors au point Le Festin nu. Les maisons modestes autant que les palaces ont des titres de gloire. Ce qui compte au fond, c’est que l’établissement, mieux qu’un chez-soi, permette l’épanouissement de son hôte.

Les photos que Helmut Newton a prises dans de si nombreux hôtels expriment à leur manière cette vie mise en tension par la poésie du lieu. Laquelle peut confiner à l’abstraction. Sait-on à quoi ressemble le Hilton Hotel Amsterdam ? Il se réduit à une fenêtre et un bout de lit avec John Lennon et Yoko Ono dessus : “Bed-in for Peace”. Certains font d’une chambre un état d’âme. D’autres le prolongement d’une œuvre, tels Charlie Chaplin et Paulette Goddard qui après le tournage des Temps modernes (1936) filent à l’hôtel Métropole de Hanoï pour y passer leur lune de miel.

 

Chelsea Hotel

JoenStock/Getty Images/E+

 

On aime fréquenter la chambre, les couloirs, la cour des grands. Cela donne du standing. Les salons indo-saraceniques du Taj Falaknuma Palace auraient-ils le même pouvoir d’attraction si le nizâm de Hyderabad n’avait pas intégré le Raj britannique ? À Johannesburg, la Satyagraha House entretient, elle, l’esprit décidé et non violent de Gandhi. Cela met la paix à l’âme. Des ombres voyageuses vous suivent dans vos déplacements, ainsi Agatha Christie au Old Cataract à Assouan, au Pera Palace à Istanbul. À la clé, Mort sur le Nil et Le Crime de l’Orient-Express.

Puis, il y a le pur glamour. L’hôtel du Cap-Eden-Roc, au cap d’Antibes. Gerald et Sara Murphy, américains, jeunes, riches, cultivés y attirent la Génération perdue, Scott et Zelda Fitzgerald en tête. Le bain de soleil acquiert parmi cette colonie turbulente ses lettres de noblesse récréative. Après guerre, les participants au Festival de Cannes prennent le relais. Orson Welles apporte le génie, Liz Taylor et Richard Burton des amours compliquées, le duc et la duchesse de Windsor ou Gianni Agnelli les élégances, Alain Delon Alain Delon. Les fêtes succèdent aux fêtes…

Gandhi à la Satyagraha House

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Et Hemingway dans tout ça ? On a fait sur son nom tant de publicité douteuse dans tant d’endroits qu’il faut prendre avec des pincettes les rappels de sa présence ubiquitaire. Si la matière de Paris est une fête est sortie d’une malle oubliée au Ritz, la “libération” de l’hôtel par l’écrivain à la fin de la guerre relève de la légende. Mais sa fréquentation assidue du bar et ses exploits éthyliques afférents sont avérés. À Madrid, le Gran Vía et l’Hotel Palace, place Canovas del Castillo, l’ont eu pour hôte. Le premier n’en tient pas compte, par indifférence. Le second le classe parmi d’autres, dont Richard Strauss, Federico García Lorca, Rita Hayworth… Comme dans l’empyrée, il faut savoir jouer des coudes dans les palaces.

 

Chelsea Hotel

New York, USA

Le chanteur canadien Leonard Cohen, chambre 424, y croise Janis Joplin, chambre 411. La réalisatrice d’avant-garde Shirley Clarke y tourne en une nuit Portrait of Jason. La chanteuse Patti Smith y vit avec le photographe Robert Mapplethorpe. Sartre avec Beauvoir… Fermé depuis 2011, l’immeuble de douze étages doit rouvrir en 2019 sous pavillon De Niro. Si les résidents historiques, qui font de la résistance, le permettent.

 

Beverly Hills Hotel

Los Angeles, Californie

Dès 1912, la bonne société s’installe dans les murs “Spanish Colonial Revival” de l’hôtel de Sunset Boulevard, à Los Angeles. On s’y trouve entre gens du même monde, mais avec Marilyn Monroe, room 7, les mauvaises manières font irruption. Liz Taylor et Richard Burton peuvent alors se faire servir de la vodka au petit déjeuner.

 

The Brando

Tetiaroa, Polynésie française

C’est le tournage des Révoltés du Bounty de Lewis Milestone, en 1962, qui a mené l’acteur star dans l’archipel de la Société. C’est le coup de foudre : Brando achètera l’atoll de Tetiaroa en 1966. Et fera en sorte de préserver les lieux dans leur pureté polynésienne et sa vie privée. Jusqu’à sa disparition, “le Parrain” portera seul la charge financière de l’atoll. Aujourd’hui, L'hôtel The Brando assume l’héritage et concilie luxe et durabilité : bilan carbone zéro.

 

Raffles

Downtown, Singapour

C’est au Long Bar du Raffles, un peu avant 1915, que le premier Singapore Sling a été servi : gin, cherry brandy, orange, pamplemousse et citron vert. Et le monde a basculé autour d’un verre. Avant cela, Rudyard Kipling, de passage, y écrivait Le Livre de la jungle (1894), et chantait la geste du colonialisme britannique à son apogée. Le romancier Somerset Maugham lui succéda pour faire la chronique du crépuscule de l’Empire : flamboyant, mais condamné. Singapour pouvait s’émanciper. Le Raffles, l’un de ces hôtels qui, par le luxe et la traduction exacte de l’esprit de l’époque, appartiennent au panthéon voyageur, a fait aujourd’hui peau neuve. Tout en préservant son héritage, la maison a pleinement réussi son entrée dans le XXIe siècle. Le bar, lui, est ouvert à de nouveaux mélanges.

 

GoldenEye

Oracabessa, Jamaïque

Dans sa maison de Jamaïque, Ian Fleming recevait le gratin international, de l’acteur Errol Flynn au Premier ministre britannique Anthony Eden, du photographe Cecil Beaton à Liz Taylor et Lucian Freud. Et c’est dans ce contexte de paradis tropical que les aventures de James Bond sortaient de sa machine à écrire. Des scènes clés de 007 contre Dr. No (1962) et de Vivre et laisser mourir (1973) seront tournées dans les alentours… En 1977, un an après Bob Marley, le patron d’Island Records Chris Blackwell rachète la propriété. Au début des années 1980, Sting vient y écrire Every Breath You Take… Au fil des ans, l’évolution du GoldenEye s’est faite avec naturel, en ajoutant au domaine, en protégeant les récifs de corail, et en assurant aux hôtes le luxe ultime : la simplicité.

 

Chateau Marmont

Hollywood, Californie

La crise de 1929 a décidé du sort du Chateau Marmont. Immeuble d’appartements, il devient en 1931 l’hôtel des acteurs et des réalisateurs des studios de cinéma voisins. D’Anna Little, qui tint la caisse après avoir fait les beaux jours des westerns dans les années 1910, à Sofia Coppola qui y tourna Somewhere en 2009, la légende d’Hollywood s’y fournit en personnages et en gossips. Musiciens et écrivains ne sont pas en reste. De John Bonham, le batteur de Led Zep, qui pénétra dans le hall avec sa moto, jusqu’au Blues Brother John Belushi qui, lui, en sortit les pieds devant. Plus tard, Bret Easton Ellis y vécut quelque temps, comme son personnage Clay, dans Suite(s) impériale(s). Helmut Newton, auteur de clichés noir et blanc sulfureux, y prit ses quartiers d’hiver durant vingt-cinq ans, avant de se tuer en 2004 dans sa voiture devant l’établissement où il aura immortalisé les filles les plus sexy de la planète.

 

Satyagraha House

Orchards, Johannesburg

La maison d’Hermann Kallenbach, à Orchards, Afrique du Sud, dans laquelle Gandhi a vécu entre 1908 et 1909, avant son retour en Inde, est désormais un musée. C’est aussi une maison d’hôtes attentive à préserver les principes dont se nourrissait le développement du futur Mahatma. Sept chambres confortables d’une lumineuse simplicité – deux d’entre elles donnant directement dans la partie musée –, une cuisine végétarienne conciliant la règle et les papilles. Le Kraal historique de Kallenbach et le bâtiment contemporain de Rocco Bosman actualisent à leur manière l’esprit universel et non violent qui a porté l’une des grandes épopées politiques et humaines du XXe siècle. Ici, la mémoire a de l’avenir.

Satyagraha House

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Belmond Hotel Caruso

Côte amalfitaine, Italie

Le Belmond Hotel Caruso, des hauteurs de Ravello, a beau offrir une vue royale sur la baie de Salerne ; ses murs anciens dater du XIe siècle ; les aménagements les plus importants des XVIe et XVIIe ; les fresques XVIIIe étonner les spécialistes et ravir tout le monde, les chambres être des rêves de décoration napolitaine et de confort contemporain, les vergers de citronniers embaumer, le restaurant exalter l’Italie, la piscine à débordement donner au nageur le sentiment de se dissoudre dans le bleu de la plus belle Méditerranée. Et Greta Garbo et Virginia Woolf l’y avoir précédée. Rien n’y fait, le Belmond, c’est Jackie O.

 

Steam Ship Sudan

Nil, Égypte

1933, Agatha Christie accompagne son époux en Égypte et descend le Nil sur le Steam Ship. Les raffinements, les loisirs, le clignotement des berges que l’on regarde depuis les ponts dans l’air doux du soir, les dinner suits, l’atmosphère en un mot, inspirèrent le fameux Mort sur le Nil. 1978, John Guillermin adapte un film du roman. Et en tourne les intérieurs sur le même bateau. C’est peu dire que la reine du crime est liée à l’histoire de ce steamer commandé avant la Grande Guerre par la société Thomas Cook and Son ! Aujourd’hui, modernisé dans le strict respect de son plan, il promène entre Louxor et Assouan son élégance Belle Époque et le plaisir nostalgique d’un voyage en harmonie avec l’Égypte.

Steam Ship Sudan

Thomas Cook Archives

 

Par

EMMANUEL BOUTAN

 

Photographie de couverture

BEVERLY HILLS HOTEL