N’en déplaise à Carlos Gardel et Lionel Messi, le mythe argentin n’est pas que tango et football, il est aussi incontestablement vino. Il faut dire qu’avec 2,7 millions de kilomètres carrés étirés entre Atlantique et cordillère des Andes, le pays-monde qu’est l’Argentine présente des conditions naturelles particulièrement propices à la culture de la vigne. Cela n’a pas échappé aux colons espagnols qui, dès leur arrivée au XVIe siècle, ont cherché le moyen de produire leur indispensable vin de messe. Désormais, près de 900 domaines se répartissent le territoire, produisant certains des meilleurs vins du monde, des déserts minéraux du Noroeste aux étendues sauvages de Patagonie – une épopée œnologique de 2000 kilomètres de long. Il était une fois la route des vins argentine.
Buenos Aires, 21h
Le serveur en gilet noir et manches de chemise nous installe devant l’une des nappes immaculées de Fervor, institution du quartier de Recoleta. Sur les banquettes rouges et chaises de bistrot voisines, d’autres visiteurs semblent face à un dilemme cornélien : la carte ne propose que des spécialités, grillées, toutes ou presque, marines ou terrestres – aucune erreur n’est possible, tous les choix sont légitimes. Le doute se lit sur les visages. Pourtant, un peu plus loin, les habitués, ayant à peine jeté un œil au menu, commandent d’un ton assuré provoleta (fromage fondu), ojo de bife (faux-filet), puré y malbec. Intrigués, on demande des précisions au serveur, sur les plats, bien sûr, mais aussi sur ce vin qui évoque tant mais qu’on connaît si peu. Derrière nous, une habituée se retourne, un verre de vin au rouge intense à la main. Elle nous explique que ce cépage, désormais emblématique de l’Argentine, tire ses origines du sud-ouest de la France où il est plus couramment appelé Côt ou Auxerrois. Son arrivée en Argentine date de la fin du XIXe siècle, après que le phylloxéra, insecte cousin du puceron, eut ravagé les vignobles français et notamment la région de Cahors qui cultivait principalement du malbec. Le serveur revient avec nos mollejas (ris de veau) grillés et, tandis qu’on les arrose de jus de citron, il confesse une petite passion pour la linguistique : “malbec” viendrait de l’occitan “mal bec”, souvent traduit par “mauvaise bouche” – donc mauvais vin –, mais que d’autres ont préféré traduire par “mauvaise langue”. Soudain, on voit dans la robe de ce vin poivré le fil rouge de notre voyage.
Gunnar Knechtel/LAIF-REA
Dans le Noroeste, la vigne du soleil
De la capitale, on s’envole pour Salta. Au nord de l’Argentine se trouve un monde ocre, aride, digne du plus photogénique des westerns. Une terre creusée de quebradas (canyons) spectaculaires, aux mille couleurs. Une région qui laisse sans voix les touristes… et les amateurs de vin. L’altitude – c’est d’ailleurs dans cette région que l’on trouve le plus haut vignoble du monde, à plus de 3320 mètres – et l’important ensoleillement font de ces confins septentrionaux des lieux de culture viticole tout indiqués, notamment dans les très belles vallées Calchaquíes et de Jujuy. En tout, plus de 6000 hectares sont consacrés à la production du précieux liquide dans la région où se plaît particulièrement le torrontés – le grand cépage blanc d’Argentine –, mais aussi le muscat et le malbec. Tiens, encore lui.
Alors que l’on se lance dans un road-trip minéral entre les superbes villes de Cachi, Molinos et Cafayate, du parc national Los Cardones au merveilleux Cerro de los Siete Colores, en passant par la Quebrada de las Conchas et celle de Humahuaca, on en profite pour sautiller de domaine en domaine. On fait aussi halte pour visiter le musée de la Vigne et du Vin à Cafayate et mettre la théorie en pratique dans l’une des bodegas du coin, ou à la fraîcheur d’un patio ombragé. Alors que l’on croque dans une traditionnelle empanada salteña (bœuf-œufs-pomme de terre), on se dit que le torrontés a décidément de beaux jours devant lui. Et nous aussi.
Autour de Mendoza, le vin des Andes
Du Noroeste, la mythique Ruta 40, qui relie la frontière bolivienne à l’extrême sud de la Patagonie, nous entraîne vers d’autres terroirs. Une fois traversée la province de Tucumán se dessine la région de Cuyo, qui orchestre la plus grande production vinicole du pays : ses domaines représentent, en surface, 95 % des vignobles nationaux. Et si La Rioja, San Juan et San Luis produisent aussi leur lot de crus respectables, Mendoza s’impose comme la capitale argentine du vin. Nichée au pied de la cordillère des Andes, elle offre en effet à la vigne même la plus exigeante des conditions particulièrement favorables : climat semi-désertique, faibles précipitations, grande amplitude thermique, sol calcaire aride. Une aubaine pour les syrah et bonarda – mais aussi pour le cabernet sauvignon, le chardonnay, le pinot noir et le malbec qui pousse décidément un peu partout !
À la belle saison, la cordillera, dominée par l’Aconcagua, géant culminant à plus de 6960 mètres d’altitude, irrigue les vignobles avec l’eau issue de la fonte des neiges. Le vino coule aussi régulièrement à flots, le soir, autour des festives places Independencia et España, à Mendoza, accompagnant à merveille pâtes artisanales et picadas (assortiment de charcuterie et fromage). Il est par ailleurs fêté en grande pompe chaque année à l’occasion de la Fiesta nacional de la Vendimia, durant laquelle on assiste à moult défilés, danses folkloriques, milongas, ainsi qu’à un grand spectacle son et lumière. La fête a bien sûr lieu au moment des vendanges, c’est-à-dire… en mars, hémisphère sud oblige.
EAQ/Getty Images
En Patagonie, le vin du bout du monde
Alors que l’on poursuit en direction du sud, on s’interroge : pourquoi la vigne s’est-elle invitée dans des régions aussi australes ? On apprendra bientôt que la production de vin patagone est plus récente que dans le nord du pays. Et que le réchauffement climatique y est pour quelque chose. Le raisin, profitant d’un temps plus clément que dans le passé, a fini par se plaire au cœur de ces incroyables paysages sauvages, et notamment dans les provinces de Río Negro, Neuquén et Chubut, entre Atlantique et pampa. Après avoir arpenté ces grands espaces, on rejoint, cœur vaillant et papilles à l’affût, le cadre chaleureux d’une estancia. Là, cheval dessellé mais béret toujours vissé sur la tête, un gaucho prépare religieusement les braises pour l’asado. L’agneau est sacrifié sur l’autel de l’épicurisme. Soudain, un bouchon saute. Ici aussi, on prend la chose vinicole au sérieux et la Patagonie jouit désormais d’une solide réputation, donnant naissance chaque année à de beaux merlot, pinot noir et… malbec, encore et toujours.
Plus tard, on poussera peut-être encore plus au sud pour explorer ce bout du monde émaillé de lacs et de forêts sur lesquels les glaciers semblent garder un œil placide. On randonnera dans le parc national de Los Glaciares et le long du lago Argentino, on grimpera peut-être le Cerro Cristal ou l’on cabotera au pied du grandiloquent Perito Moreno.
Ushuaïa, 21h
À quelques pas du port, attablés face au canal Beagle, on vient de commander un plat de linguine au crabe et de la truite rose tout juste pêchée. À la table d’à côté, d’autres aventuriers de passage semblent perdus devant la carte des vins. Désormais rodés à l’exercice, on leur recommandera le torrontés Mendocino, aux notes florales subtilement épicées et, bien sûr, l’incontournable malbec, que l’on ne pourra plus jamais boire sans penser à ce grand et beau pays.
Par
ELEONORE DUBOIS
Photographie de couverture : Edsel Querini/Getty Images