Chine

L'Homme qui aimait la Chine

L'Homme qui aimait la Chine

Dans ses boutiques de la Compagnie française de l’Orient et de la Chine, François Dautresme nous a fait découvrir, dès les années 1960, l’art de vivre des Chinois et leurs objets usuels. Il les a personnellement collectionnés et son “petit musée” est une remarquable mémoire d’une Chine rurale et populaire qui le passionnait. Mémoire d’un pionnier qui inspira des générations de voyageurs.

Il avait un regard d’une rare acuité, que José Artur qualifiait “d’œil absolu”, et ne se séparait jamais de son appareil photo. Il parcourait ainsi les villes et les campagnes de l’empire du Milieu pour dénicher les objets les plus simples. “Les paysans, disait-il, possèdent l’art de créer des objets utiles si beaux qu’ils ont l’air d’avoir été fabriqués pour le plaisir. À force de n’avoir rien, ils ont dû tout inventer : l’irrigation, le buffle de bois, les jeux de la Lune avec les graines, les plantes qui guérissent, les orties qui font des tissus, les lignes de force de la vannerie, les recettes pour temps de famine, les chaussures en paille, les imperméables en feuilles, les vitres en papier, le thé blanc, les chauffe-cul pour enfants, l’emballage, le portage, les charpentes savantes, les calendriers non écrits.” Cet homme hors du commun a ainsi accumulé des milliers de pièces uniques et d’images.

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Passionné dès son plus jeune âge par la photo et les objets de la nature, que ce soient des pierres, des cailloux, des galets ou des écorces d’arbres, François Dautresme est né en 1925 à Paris dans une famille cultivée aimant la musique et les arts. À 20 ans, il interrompt des études de droit qui l’ennuient et crée une petite structure de décoration. Il réalise des vitrines et des stands, en utilisant la plupart du temps des éléments de la nature. En 1963, il effectue son premier voyage en Chine, dont les récits de son oncle Jacques, capitaine au long cours, l’ont tant fait rêver. C’est le coup de foudre. En 1964, il rencontre le futur ministre des Affaires culturelles Jacques Duhamel, qui lui confie une exposition à Pékin sur les sciences et techniques. Il en profite pour courir les marchés, fébrile, découvrant la perfection technique et la beauté des ustensiles, outils et autres objets quotidiens en bambou, céramique ou métal. Il collecte ses premiers trésors, qui font l’objet d’une petite exposition aux Galeries Lafayette : “Le carnet d’un voyageur en Chine”. Entrer dans ce pays est pour lui comme entrer en religion. Il y retourne en décembre 1966, pendant la révolution culturelle, et décide de créer la Compagnie française de l’Orient et de la Chine (CFOC). Vont l’accompagner dans cette aventure ses deux cousins : Françoise Dautresme, qui s’occupera des expos, rédigera les textes et créera des vêtements, et Gérard Dautresme, son frère, aujoud’hui disparu, qui gérait toute la partie commerciale.

À eux trois, mousquetaires impliqués, ils vont révéler l’artisanat d’un peuple modeste et son art de vivre intrinsèque. D’abord dans un petit magasin rue Saint-Roch, ensuite dans d’autres boutiques boulevard Saint-Germain, puis enfin dans le très bel espace du boulevard Haussmann, conçu par Ruhlmann dans les années 1930 et qui avait, coïncidence, hébergé des années durant un antiquaire spécialisé dans les objets rares venus d’Asie. La CFOC est vite devenue un lieu de prédilection pour les stylistes des magazines de mode et de décoration, qui allaient respirer l’odeur enivrante du voyage dans le dépôt de la rue des Poissonniers, où s’entassaient dans la cour des containers en métal et des caisses en bois remplis de merveilles : paniers, tamis, cages à oiseaux et à grillons, nasses en bambou, contenants en céramique, ustensiles domestiques et outils sont photographiés de toute part, et séduisent immédiatement un large public. “Les choses, avouait-il plus tard, qu’il s’agisse de l’habitat, des objets quotidiens et, en général, de l’environnement, furent pour moi un émerveillement qui n’a pas cessé depuis trente ans.”

Il affirmait qu’il ne viendrait pas à l’idée d’un Chinois de fabriquer quelque chose de laid, l’objet beau étant un objet bien fabriqué et l’objet bien fabriqué étant un objet utile. À partir de 1976, à mesure que la Chine s’entrouvre, François explore les provinces et réalise plus de 40 000 photographies qui témoignent de la vie rurale. “Au fur et à mesure des années et à travers l’inconscient photographique, j’ai découvert, dans les cours des fermes, inscrit sur les façades, sur les murs des cuisines ou des salles communes, que ces paysans qui me souriaient toujours avec autant d’étonnement, de curiosité et de bonhomie avaient préservé, dans leur pauvreté évidente, la liberté de créer sans être soumis à la dictature de l’art historique et répertorié. La seule contrainte étant la nécessité et les saisons. L’implacable beauté de la nature m’est apparue : la poésie d’une risée de vent sur l’eau d’un étang, de trois gouttes d’eau de pluie accrochées à une herbe et des toits en tuile grise d’un village en forme de tortue.”

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Il racontait aussi que dans l’armoire d’un collectionneur chinois on trouvait un caillou-paysage, une racine ressemblant à un animal, une paire de lunettes en améthyste, un chapeau en vannerie et soie corail, une blague à tabac et sa pipe en bambou, un bloc de jade poli sur une seule tranche, une portion de nouilles séchées, un vrai champignon de longue vie poussé dans les brumes de la montagne, un faux champignon de longue vie ciselé dans du bois, des cahiers à dos de toile de chanvre bleue, le livre des 10 000 manières de dessiner un bambou, des agates qui ne revivent que dans l’eau, une bourse en toile kaki brodée d’un slogan par une écolière de la révolution culturelle. Les Chinois l’appréciaient, même s’il ne parlait pas leur langue. Il se faisait escorter par un jeune homme qui a appris sa propre culture grâce à lui. La première exposition de sa collection privée a lieu à la Fondation Miró en 1995 à Barcelone. La deuxième, sur le bambou, au musée des Arts asiatiques de Nice. Knoll a exposé ses collages et la Cité interdite l’a accueilli en 1999 pour son installation sur l’art de l’emballage. Quelqu’un lui a dit alors quelque chose qui l’a beaucoup touché : “Il est surprenant que ce soit un étranger qui révèle la Chine à la Chine.” François Dautresme, en allant jusqu’au bout de sa passion, est mort à 76 ans à São Paulo, dans la nuit suivant l’inauguration d’une immense exposition. Il n’aura pas vu la toute dernière qui a eu lieu en 2004, lors de l’année de la Chine, à Bordeaux. Françoise, restée la seule du trio, a passé la main de la compagnie en 2011 à un nouveau président, qui a souhaité rajeunir l’image et fait transformer les lieux. Détentrice de l’étonnante collection, avec sa fille Ma Li (“Agate précieuse” en chinois) elles la conservent précieusement dans un immeuble d’ateliers à Saint-Denis en attendant qu’un mécène ou un musée s’y intéresse.

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Ce qui fait tout le charme de ce petit musée, c’est le mode de présentation, que François avait lui-même décidé en rassemblant les objets par thèmes, comme des panoplies. Dans un immense espace de 450 m2, du petit bijou au moulin à grains en passant par la vraie brouette chinoise, quelque 6 000 pièces cohabitent dans des vitrines ouvertes qui s’alignent, formant des allées où l’on se promène à la découverte du bambou, des outils, des jouets, des bijoux, de la soie, des livres anciens, de la laque, de la céramique, du jade…

On y apprend tout sur le lettré, le mandarin, le paysan (secteur important), l’enfant – avec essentiellement des vêtements, tels les bonnets en forme de tête de tigre, et les amulettes destinées à les protéger –, la révolution culturelle et ses effigies de Mao, l’art animalier, représenté par la grenouille porte-bonheur, le crapaud à trois pattes symbole de la richesse qui a l’air plus vrai que celui à quatre pattes symbole de la descendance, la cigale en jade, la grue juchée sur le dos de la tortue-longévité, le Phénix symbole de l’amour, et les deux grands complices : le grillon et l’oiseau. En Chine on dit que le peintre, avant de poser sur le papier la première tache d’encre qui va devenir l’oiseau, devient oiseau avant de redevenir peintre. Poésie aussi des grillons : combattants ou musiciens auxquels on donne des noms de héros d’épopée, à qui l’on construit des maisons dans des coloquintes sculptées, et que l’on fait combattre en les excitant avec des balais en poil de souris ou des mille-pattes géants desséchés. La médecine traditionnelle a sa place également, avec ses cocons de ver à soie, racines de corail, mille-pattes géants, geckos, serpents, perles d’eau douce, champignons de longue vie, bile de bœuf, racines de pivoine… préconisés par les médecins, herboristes et guérisseurs, qui régnaient en maîtres dans les villages et se transmettaient leurs secrets en sautant une génération. Du paysan au mandarin, tous les aspects de la culture chinoise ont intéressé celui que les Chinois appelaient “Lao Du” (“Lao” pour “oncle” ou “vénérable”, “Du” pour l’abréviation de “Dautresme”) et qui aurait pu écrire un dictionnaire amoureux de la Chine.

 

 

Par
Catherine Ardouin