Après onze jours de navigation transpacifique qui ont suivi le franchissement du canal de Panama, le porte-conteneur Widukind arrive à Papeete, capitale de la Polynésie Française. Une brève escale, une seule journée, et il reprendra sa route en direction de l’Australie.
Terre, terre ! On envie les impatiences de jadis, quand de la dunette ou du plus haut du vapeur, le cri annonçait la fin du voyage. Des mouettes et une fine couronne de cocotiers posée sur le front de l’horizon confirmaient. Joie d’arriver, regrets aussi d’en terminer avec cette épopée aux parfums d’aventure. Bonjour Tahiti, Ia Orana comme disent ses habitants en passant le collier de fleurs au cou des arrivants. Plus de 18 000 kilomètres parcourus depuis la France. En pinçant les cordes d’un ukulélé, il se roucoule qu’ici, c’est le paradis.
Il ouvre ses portes en vue de Fare Ute, la maison rouge, le port de Papeete. Depuis plusieurs jours, les éléments s’étaient mis au diapason. Vaguelettes soyeuses, ciel pommelé de petits nuages fessus, températures douces et nuit grand écran piquée de mille constellations. Tahiti arrivait, précédée de toute sa félicité. Histoire d’en rajouter une couche nacrée, elle offrit au cargo le plus beau de ses tableaux. Durant la nuit, il avait frôlé les lumières de Rangiroa et de Tikehau, deux atolls des Tuamotu, puis glissé dans l’aube vers les ombres de Tahiti et de Moorea. Le jour pointait jetant ses bleus acier sur le lagon étal, la lumière claire lustrait les verts de la montagne, le monde naissait dans son éclat initial. Une bande de dauphins complétait l’image en guidant Widukind vers le chenal d’entrée au port. Magique.
Hibiscus rouge dans les cheveux
L’archipel du bout du monde, Français un certain 29 juin 1880, Pays d’Outre-Mer en 2004 avec large autonomie politique (trois députés ainsi que deux sénateurs siègent à Paris) et administrative, alimente le rêve des voyageurs depuis mille lunes. Ils débarquent cabossés et chiffonnés par 22 heures d’avion et 12 heures de décalage horaire. Tous en repartent emballés, vantant les magies du lagon, l’incroyable sensualité des belles, hibiscus rouge piqué dans les cheveux, ah, le tamure, les émerveillements du crépuscule, la sérénité des chemins bordés de bougainvillées, de manguiers sauvages et de frangipaniers, les tapis de fleurs. Tiens, regarde un peu mes photos.
A côté de ces vacanciers anonymes qui parlent de « voyage d’une vie » (vrai pour le budget, pas moins de 10 000 euros par tête), les témoins de moralité se bousculent. Gauguin et Brel, évidemment, mais aussi Loti, Colas, Paul-Emile Victor, Melville, Cook, Carlos, Kersauson, Matisse, Dassin, Bougainville, Segalen, Moitessier, Obama, etc., parlant de senteurs enivrantes, de magnifique sérénité, d’ondes de bonheur, d’une grandiose vérité plaquée à fleur d’océan.
Grand comme l’Europe
Aucun ne s’étend sur les nuées de moustiques, la pluie intense de décembre à février, les tarifs démentiels, le fiu (sorte de lassitude) qui évite toute ponctualité au jour ou à la semaine près, les embouteillages de Papeete, la morale souvent étriquée des popa’a (Français installés sur place) très fiers de ne pas payer d’impôts, le clientélisme politique, ces saletés de mille-pieds venimeux cachés dans l’herbe, les chiens errants agressifs comme jamais, l’absence de la plus petite toile de Gauguin sur le Territoire, la drogue et la délinquance qui empoisonnent la vie de Tahiti, l’aveuglement avec lequel certains jouent la haine entre communautés, les épidémies de dengue…
C’est logique. Sur cet espace maritime grand comme l’Europe (5 millions de km² pour 270 000 habitants dont 196 000 à Tahiti et Moorea), composé de cinq archipels (Société, Tuamotu, Gambier, Australes et Marquises) qui rassemblent 118 îles et atolls (seuls 76 sont habités), chacun trouve l’extase qu’il est venu chercher. Gauguin puis Brel ont montré la voie.
L’un des plus beaux lagons du monde
La plupart des visiteurs se contentent de la carte postale qu’ils intègrent à coup de selfies à faire pâlir cousins, collègues et voisins. Moorea, la sœur de Tahiti, juste en face, la plus fréquentée, Huahine et Raiatea, encore assez vraies, et surtout, Bora Bora, icone absolue du séjour en Polynésie. Force est de lui accorder l’un des plus beaux lagons du monde balayant toute la palette des verts et des bleus, ainsi que les fameux bungalows sur pilotis (hors de prix et en nombre proche de la saturation), ils ont été inventés ici il y a une cinquantaine d’années. Sans oublier une ambiance à jurer qu’on y resterait bien toute une vie.
Les fans de plongée poussent jusqu’à Rangiroa, l’atoll le plus vaste des Tuamotus, réputé pour son exceptionnelle faune sous-marine. Se laisser porter par les courants de la passe garantit un spectacle inoubliable. Les plus curieux visent les Marquises, ils ont raison. Quinze îles dont six habitées, des forêts denses abritant marae (anciennes plateformes de culte) et tiki (sculptures sacrées), le charme des chevaux sauvages, les plages noires, l’art des tapa (écorce de bois) et du tatouage qui habillaient ces infatigables guerriers… La vie autrement, bien loin des douceurs tahitiennes. Et tout le monde en redemande.
Pourtant, il est aussi simple de faire moins couru, plus sincère. A Bora Bora, par exemple, préférer Maupiti, sa voisine. En 2004, ses 1 246 habitants ont refusé par referendum l’implantation d’hôtels étoilé. Non aux néons ! Les visiteurs y trouvent donc de charmantes petites pensions pieds dans l’émeraude et le sable de corail, un délice de simplicité. Plutôt que Rangiroa, opter pour Fakarava et son lagon classé par l’Unesco, c’est dire la qualité de ses coraux et la présence de tous les poissons de la création, plus de 800 espèces, disent les documents savants. On y fait retraite à l’abri de quelques bungalows sommaires mais finalement so chics, vue lagon d’un côté avec ses plages désertes, grand large de l’autre et le ciel comme témoin de félicité. Sur un registre comparable, Tikehau, un autre atoll des Tuamotu, réputé pour ses langues de sable rose, ses plongées avec masque et tuba dans un aquarium grandeur nature, ses soirées à refaire le monde autour d’une Hinano, la bière locale, sur la place du village. Vu depuis ces cachettes, le monde prend soudain une très jolie dimension.
Place au mana, l’esprit
Ici, là-bas, ailleurs, s’impose une même révélation. Certains parlent des vibrations telluriques, les feux de la Terre libérant une énergie terriblement positive. D’autres évoquent les grâces du ciel, sa lumineuse plénitude, les harmonies de la nature. A moins que ce soit l’océan… Tous s’accordent sur une image d’aube des temps et sur l’idée que ce cadre bouscule les limites de chacun, s’évade bien plus loin que les repères matériels, ouvre l’esprit à mille territoires jamais explorés. Plus encore : « C’est la mer allée/Avec le soleil. » Rimbaud disait ainsi l’Eternité.
Pour une possible réponse, on évoque aussi le mana, disons l’esprit. Ou, comme le définit Rosanne Aries dans son excellent Dictionnaire insolite de Tahiti (Cosmopole Ed.) : « C’est une force mystérieuse, une puissance –(sur)naturelle- dont peuvent être investis les personnes ou les objets. » Les sociétés modernes ont depuis longtemps envoyé balader ces notions d’outre-monde. Pas bankable. Aux îles, elles demeurent vitales. Le mana y habite, y vit, veille sur ses habitants, donne à certaines pierres, les tikis en particulier, leurs pouvoir, bénéfique ou maléfique, se glisse dans les filets du pêcheur, rassure les malades, offre au fare ses bonnes intentions, plane sur les transparences du lagon. Esprit es-tu là ? Partout, omniprésent, omnipotent, répondent les Polynésiens. Une conviction qui n’empêche personne d’égrener des rangs de chapelet, de consulter la guérisseuse ou la cartomancienne du village. Le mana ne revendique aucun mandat d’exclusivité, il s’accommode de toutes les complicités.
Un toit de pandanus
D’accord, on débarque à Tahiti sur le mode vacances. Peinard dans ma bulle, rappelez plus tard. On redécolle parfois avec l’envie d’y revenir pour toujours contempler le lagon clair où filent les petits requins pointe noire (inoffensifs), cueillir la banane, la mangue et la noix de coco, rêvasser sur un banc de corail lorsque le soleil sème ses ors, n’avoir pour abri qu’un toit de pandanus et comme seul costume un paréo, un t-shirt (le tricot) et une paire de tongs (les savates). Robinson arrive au bout du bout de son voyage. Ebloui d’avoir trouvé son infini. Il se souvint alors du poème dédié à la belle sino-tahitienne dans les yeux de laquelle, il s’était noyé :
« Elle. Ecran noir où roulent des éclats de feu. Big
Lui. Ciel printanier fleuri par tant de bleus. Bang
Elle. Fil de soie que courbe la grâce. Big
Lui. Statue griffée du temps qui passe. Bang
Elle. Rondes, ses lèvres de mangue. Big
Lui. Matin suave, le monde tangue. Bang »
Par
JEAN-PIERRE CHANIAL
Photographie
RALF KREUELS/LAIF-REA