Corée du Sud

Séoul, ville anti-âge

Séoul, ville anti-âge

Surenchère technologique, K-pop, K beauty, censure… Comment la jeunesse séoulite vit et voit son avenir ? Plongée, au pays du Matin pas si calme, dans la plus futuriste des capitales asiatiques, emmenée par des millennials déterminés.

 

Séoul aime les miracles. Bordé entre les eaux du Han et une pointe de forêt rebelle, le quartier de Seongsu-dong annonce peut-être la prochaine prophétie de la ville. Sept siècles après l’implantation de la capitale sur un axe reliant les montagnes au fleuve – selon les préconisations des géomanciens de la jeune dynastie Joseon –, cinquante ans après une urbanisation record, la capitale sud-coréenne dévoile un nouveau visage. Derrière une façade de briques rouges, sous une haute charpente de métal, une ancienne fonderie torréfie aujourd’hui d’un même geste, grands crus colombiens et street-art coréen.

street-art à Séoul

Les étudiants de la voisine université de Konkuk se pressent vers les tables en bois du Daelim Changgo Gallery Co:lumn. À l’abri des cloisons de béton brut, on révise, scrolle en 5 G, chatte sur Kakao Talk (l’appli- cation de messagerie instantanée coréenne) en sirotant un matcha, et éventuellement on pique une sieste régénératrice sous des arbres transplantés. À Seongsu-dong, les idées germent de ces ateliers tombés en désuétude avant de se réinventer. Hier maillon de la révolution industrielle de Séoul – lourde d’abord, technologique ensuite –, le quartier est au cœur d’un projet de “renaissance urbaine” qui, sous l’influence de jeunes architectes, préserve les anciens bâtiments, transformant là une imprimerie en showroom, ici l’atelier des métallurgistes en vivier de geeks et plus loin celui des tanneurs en café-boulangerie design.

 

quartier de Séoul

 

On vient ici goûter aux pâtisseries fines, flairer les dernières tendances et savourer un cognac français, loin de la foule et des néons. Un air de Hackney londonien qui prouve que bien souvent le vent tournant vient de l’est. Lorsque l’espace vient à manquer, les containers prennent le relais, recyclés en centre créatif comme à l’Under Stand Avenue, posée dans “la forêt” de Séoul. À des années-lumière, juste de l’autre côté du fleuve, Gangnam District dresse ses tours clinquantes. Apothéose de béton et de verre, quartier d’affaires émergé des rizières en quelques moissons seulement. La consécration absolue d’une politique de “croissance avant tout” qui en moins de quatre décennies a transformé une terre pauvre anéantie par la guerre en l’une des mégalopoles les plus performantes d’Asie.

 

Diktats occidentaux et idoles K-pop

Seongsu-dong semble dicter un nouveau paradigme dans lequel le p‘ungsu (équivalent coréen du feng shui) réconcilie timidement urbanisme et environnement. Une ville qui ne fait pas table rase du passé, et dans laquelle le diktat du “pali-pali” (“vite-vite”) perd son emprise sur une génération qui refuse de vivre comme ses aînés. “La situation économique dans laquelle vivaient nos parents était difficile. Ils ont travaillé dur et c’est profondément respectable mais aujourd’hui ma génération ne veut plus suivre ce modèle. Elle tient à réaliser ses rêves et, surtout, elle trouve le courage de le faire”, témoigne l’actrice Park Sodam, installée dans le décor vintage d’un bar de nuit de Seongsu-dong. Révélation du film Parasite de Bong Joon-ho (Palme d’or 2019), à peine trentenaire, la jeune femme incarne elle- même un nouveau visage de la Corée.

 

actrice de parasite

 

Tempérament solide, physique sans retouche, elle fait encore figure d’exception parmi les stars d’une génération qui, entre le lycée provincial et l’université de Séoul, change souvent d’amis et d’apparence. Entre 19 et 29 ans, une Séoulite sur trois aurait recours au bistouri des cabinets de chirurgie esthétique de Gangnam. Débrider le regard, affiner le nez, la mâchoire : rien n’est trop douloureux pour ressembler aux modèles dictés par les critères occidentaux et les idoles de la K-pop, quitte à rejoindre “l’armée des clones”. Difficile d’éviter l’obsession esthétique qui se rappelle à vous à chaque coin de rue via des panneaux publicitaires vantant les masques miracles pour blanchir la peau, ralentir le vieillissement. Dans un combat perdu d’avance, l’industrie cosmétique se porte à ravir, surtout en Corée où l’on naît déjà âgé d’un an : les neuf mois de vie utérine comptent pour une année pleine.

 

Un appel à la mixité des genres

Face à ces carcans, une partie de la jeunesse séoulite née après vingt ans de totalitarisme, aspire à exister, librement. Et le cosmopolite quartier d’Itaewon est un autre de leurs bastions. Sur le trottoir, une petite foule tranquille se rassemble à la terrasse d’une supérette. Sous le store rouge flottent un son électro et un timbre qui rappelle celui de l’Islandaise Björk. Là, entre les réfrigérateurs et les caisses de nouilles, le collectif Balming Tiger a posé ses tables de mixage. Un showcase décalé, destiné à lancer le dernier album de leur protégée. Sogumm, nom de scène qui évoque le selsogeum en coréen – pose sa voix planante dans la lumière safranée de cette fin de jour- née. Elle fait onduler une faune alternative et lookée. Cheveux colorés et piercings, tatouages et pantalon baggy, bonnets à pompon et caniche sous le bras : un instantané d’un Berlin asiatique. Accompagnant le flow de la chanteuse, deux costauds break-dansent… vêtus de hanbok, le costume traditionnel. Leur trio s’appelle Balming Tiger, étoile montante d’un genre qui doucement s’installe dans un paysage musical semblant jusqu’ici entièrement voué à la K-pop. Eux revendiquent une K-pop alternative. “Les groupes pop créés par de grands labels ont permis de faire connaître la musique coréenne dans le monde, mais quelque part, toute musique composée par des Coréens est de la Korean-Pop. Nous refusons d’être enchaînés à un style, aujourd’hui nous faisons du hip-hop, mais notre prochain album pourrait être jazz”, clame Omega Sapien, voix de basse aux cheveux verts.

 

café à Séoul

 

Cet appel à la mixité des genres résonne à Itaewon, QG de la communauté LGBT dans un pays où l’homosexualité est encore taboue. “Face à une société ultra- machiste où les femmes sont constamment exposées à la critique, exprimer nos désirs, notre sexualité est un réel combat”, confirme Jeon Duri, militante discrète qui a lancé un magazine érotique féminin, immédiatement censuré, avant de créer un lieu de rencontres réservé aux femmes. Derrière la porte capitonnée se tisse la rébellion. Lancé à l’initiative de la jeune femme, le mouvement “Escape the Corset” lancé sur les réseaux sociaux invitait les Coréennes à adopter la coupe garçonne et à détruire leurs produits de maquillage en signe de rejet des codes de beauté imposés. L’espoir de faire bouger les lignes grandit aussi derrière l’engagement de rares égéries sans fard, à l’instar de la comédienne Lee Ju Yeong qui après un baiser féminin à l’écran a provoqué un tollé sur Twitter en défendant simplement le mot “actrice”.

 

Garder son âme alternative

Iteawon connaît pourtant le concept de tolérance. Dans ses ruelles escarpées, se côtoient une base militaire américaine historique, des communautés africaines et asiatiques, une église catholique et l’unique mosquée de la ville. Les tables juxtaposent cuisine coréenne contemporaine, pizzas à l’ancienne et saveurs vietnamiennes (la dernière it-food à Séoul). Un heureux melting-pot d’échoppes vintage et d’art contemporain – notamment au musée Leeum, fondation de la famille Lee (Samsung) – qui fait la richesse du quartier. Iteawon a même sa grande librairie, la Hyundai Card Music Library. Dans une ville absorbée par le digital, où les lieux publics sont pensés d’abord pour leur potentiel instagramable, les livres se résument souvent à des objets décoratifs comme à la très photogénique Starfield Library de Gangnam. Le lieu reste l’un des derniers espaces où les poètes de Séoul – une espèce en voie de réapparition – peuvent s’abreuver de papier. De quoi rassurer une lectrice de Proust comme Sogumm, qui tient à s’affirmer par ses textes plus que par son image.

 

portrait d'un jeune à Séoul

 

“Séoul est une ville où il n’est pas facile d’exister”, confirme San Yawn, tête pensante du collectif Balming Tiger, auteur d’un titre énervé : I’m Sick (“Je suis malade”). Des paroles et une vidéo drôlement trash dans lesquelles il dénonce les dérives de l’ultra-informatisation qui hypnotise une jeunesse prête à tout pour attirer les followers. Difficile de résister aux sirènes du succès même pour le hip-hop, né comme une réaction épidermique aux chorégraphies des groupes de K-pop, mais qui lisse aujourd’hui ses frontières avec le monstre. Depuis l’Hallyu, vague culturelle coréenne qui a déferlé sur le monde dans les années 2000, la K- pop est une véritable manne économique qui pèse des milliards chaque année. Avec l’arrivée d’un programme télévisé très cash, Show Me the Money, même les artistes les plus underground se laissent tenter : “C’est un tremplin, mais vous passez dès lors sous le contrôle d’une grande compagnie”, prévient Omega Sapien.

 

De l’amour et des rêves

Grimper au firmament implique aussi de masquer ses tatouages et les mots qui pourraient choquer. Alors, quitte à paraître aseptisé, la musique rebelle parle d’amour. “Je n’ai pas grandi dans un ghetto, ce serait malhonnête de prétendre le contraire. Je préfère raconter mes expériences positives”, justifie le jeune Omega Sapien, qui a étudié au Japon, voyager en Chine et aux États-Unis. Mais Itaewon se bat pour garder son âme alternative. Et lorsqu’au Soap, club emblématique, se produit DJ Soulscape, pionnier du hip-hop national, respecté pour sa maîtrise de sons sixties coréens oubliés, la salle comble est un pied de nez aux clubs privés de Gangnam à 7000 euros l’entrée. “Woaaaaa… Woaaaa…” Face à un champ de gravats dans une rue arrière de l’université de Hongik où il étudie les arts plastiques, le jeune homme a du mal à en croire ses yeux. Le mur sur lequel N5bra (son nom d’artiste) avait signé l’une de ses rares œuvres a été rasé dans la nuit. Entre la métamorphose compulsive des quartiers et l’omniprésence des caméras de surveillance, être un street-artist à Séoul relève de l’exploit. La communauté compte seulement une trentaine d’individus, dont N5bra est le maknae (le petit dernier). Cela ne l’empêche pas d’avoir la tête bien vissée sur les épaules. Depuis l’atelier partagé d’un campus néogothique labyrinthique, il peaufine son style et ses rêves. Un coup de crayon (ou plutôt d’aérosol) déjà repéré. Une boutique de ce quartier de Yeonnam-dong, en pleine transformation, lui a demandé de graffer ses murs intérieurs. Belle vitrine dans un dédale de ruelles qui attirent de plus en plus, et où se dessine le Séoul tendance.

restaurant à Séoul

Un écho au quartier de Seonsu-dong qui résonne à l’ouest de la ville. Ici, les hanoks (maisons traditionnelles coréennes) ont retapé leurs daechongs (grands salons parquetés) en cafés branchés. Et, sur les toits, les terrasses fleurissent. N5bra, lui, y récolte de quoi financer une ambition graphique : faire le mur à New York. Un voyage avec l’espoir de décrocher une galerie. Son refrain rappelle celui de Sogumm qui vient de signer une tournée, de Manhattan à Miami. Car l’art séoulite s’exporte très bien. La preuve avec l’équipe de Parasite, montée sur la plus haute marche à Cannes en 2019, et l’accueil enthousiaste du public et des médias fait à Bal- ming Tiger, lors de son premier festival en France en 2018. “Cela donne du courage”, répètent d’une seule voix ces artistes prometteurs. Du baume au cœur pour tous ces jeunes tigres qui, sans le savoir, représentent déjà une part d’avenir de Séoul.

 

Par

BAPTISTE BRIAND

 

Photographies

OLIVIER ROMANO