La capitale de la Thaïlande cache un joli trésor : son immense marché du week-end. Oubliez les vendeuses en costume traditionnel disposées pour le selfie des excursions codifiées, les étals de bimbeloterie toc tout comme les centres commerciaux climatisés 100% béton et néon. Filez direct vers Chatuchak, là où 8 000 stands installés chaque week-end font battre le vrai cœur marchand de Bangkok.
Champion du Monde ! Certes, la Thaïlande cultive la discrétion, suprême élégance sur le registre des enseignements du Bouddha. Il n’empêche, le pays revendique quand même plusieurs records à faire pâlir maintes très fières nations. Le nom de sa capitale d’abord, dont on ne sait guère si elle est peuplée de 10 millions d’habitants ou du double. Qu’importe. Bangkok n’est que l’abréviation, le concentré d’un patronyme qui compte quelque quarante-sept mots. Traduisons : « Ville des dieux, grande ville, résidence du Bouddha d’émeraude, ville imprenable du dieu Indra, grande capitale du monde ciselée de neuf pierres précieuses, ville heureuse, généreuse dans l’énorme palais royal pareil à la demeure céleste, règne du dieu réincarné, ville dédiée à Indra et construite par Vishnukarn ». Ouf, ça en jette et on ne fait actuellement pas mieux sur la planète Terre, c’est le grand Livre des records qui le dit.
Au moins 8 000 boutiques
Autre podium, celui décroché par Bhumibol Adulyadej, également appelé Rama IX, le précédent roi de ce pays qu’on appelle aussi joliment Royaume de Siam. La référence absolue pour 70 millions de Thaïlandais. Sa quasi divine Majesté a rejoint l’éclatante Lumière le 13 octobre 2016. Il avait régné durant 70 ans, 4 mois et 4 jours… Record absolu des monarchies actuelles. Certes, notre roi Soleil passait un peu devant avec 72 années passées sur le Trône, mais c’était l’histoire d’un autre temps. Quant à Elizabeth II d’Angleterre, devenue plus ancienne couronne du jour, elle doit patienter jusqu’en 2022 pour faire mieux que Bhumibol.
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Enfin, voici Chatuchak, volontiers désigné comme « Le plus grand marché de plein air du Monde ». C’est sans doute un peu vrai. Ce rendez-vous du week-end auquel se pressent 200 000 Thaïlandais et quelques touristes chaque jour couvre 110 000 m² et rassemble samedi et dimanche (6 heures à 18 heures), 8 000 stands, étals, boutiques, tables et autres corners. Chiffre officiel. Probablement plus de 10 000 avancent les spécialistes.
Cet océan marchand est dessiné à une petite heure du centre de la ville et des boucles de la Chao Phraya, le fleuve qui la traverse. Heureusement, le métro aérien (Sky Train) qui depuis quelques années allège considérablement les embouteillages dantesques dont est victime la capitale, a la bonne idée de s’arrêter juste devant les portes de Chatuchak, stationMo Chit, sortie N°1. Tout comme plus d’une trentaine de lignes de bus. Sinon, compter une heure à l’abri d’un taxi climatisé en compagnie d’un chauffeur muet, l’anglais n’est pas son style, et moins de 10 euros. C’est la première des bonnes affaires du jour.
Au bonheur de s’y perdre
Immense, Chatuchak se révèle, a priori, très organisé. A chaque entrée, un kiosque d’informations où l’on se procure le plan d’ensemble. La feuille de papier apprend que le marché est divisé en sections, il y en a 27, chacune sa couleur pour désigner celle des vêtements, celle des animaux de compagnie, des fleurs, de l’ameublement, de la restauration (400 postes), etc. Des dizaines d’allées numérotées (Soi 1, soi 2, 3…) sillonnent cette ville dans la ville. Paré ? Hélas, inutile de faire le malin en se décrétant maître de l’orientation. Moins de 10 minutes suffisent pour se perdre dans ce labyrinthe d’allées plus étroites que des venelles, avec des croisements multiples et mille tentations qui justifient de prendre à droite, non, de tourner à gauche, de revenir sur ses pas, et si on allait devant, regarde là-bas...
Mingman Srilakorn
Bonne nouvelle, se perdre ici contribue à coup sûr au bonheur de la visite de ce marché hors-normes. D’autant qu’on finit toujours par déboucher sur une sortie. Prévoir quand même entre deux heures et quatre heures, selon son addiction aux achats d’insolite, de cadeaux, de souvenirs, de coups de cœur. Préparer aussi une liasse de baths, la devise thaïlandaise. En-dessous de 1 000 euros, les marchands n’ont que faire de nos rectangles de plastique, fussent-ils dorés ou noirs. Tant mieux parce qu’avec les tarifs miniatures de l’endroit, ce montant d’achats exigerait un container pour tout embarquer ! Dans un pays qui fit des siècles durant confiance au boulier, la carte de crédit n’a pas la moindre chance.
Du sac à main au chaton
A Chatuchak, on trouve tout. Et même le reste, il suffit de chercher un peu. Des sacs, rotin tressé ou copies de grandes griffes « voyons, voyons, juste inspirés par des créateurs de Paris », rectifie le vendeur, le monogramme LV doit signifier Las Vegas, des montagnes de t-shirts, de polos ou de chemises, même remarque que précédemment, des pyramides de chaussures de sport, tiens, il y a celles à la virgule ou aux trois bandes, mais, promis, juré, ce serait des vraies, hum, hum, des milliers d’accessoires de cuisine, bol, baguettes, verres, plats, ronds de serviettes, sets de table, tous les légumes de la création, le coins des bouchers comme celui des poissonniers ou de la volaille, un quartier entier dédié aux fleurs, son voisin l’est aux offrandes à déposer au temple ou bien sur l’autel de la maison, des dizaines d’artisans présentant sculptures sur bois ou métal, tableaux et tissages méticuleux, livres pour enfants, bijoux de jade ou d’argent, soieries peintes, antiquités (fausses), cartes postales, céramiques, batiks, étoles affichées « 100% cachemire », 2,50 euros l’une, 4 euros les deux, 5 euros les trois !, meubles, coques pour smartphones adolescents, médicaments et parapharmacie, luminaires, friandises, magnets, chatons en quête d’un panier douillet, poissons d’aquarium, valises et sacs de voyages… Bref, Chatuchak fait le plein.
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En constatant les prix réclamés (marchandage obligé mais ne pas espérer plus de 15% de remise, et encore…), le vacancier français d’ordinaire soumis à la lancinante augmentation de tout, fruits, taxi, essence, timbre-poste, gaz ou baguette, a le cœur qui s’accélère, l’œil qui s’humecte de bonheur, la main qui se fait semeuse enjouée de petits billets. Reconnaissance au monde thaï capable d’offrir le répit à nos contrariétés ordinaires. Pour l’équivalent de quelques euros, on emporte effectivement l’essentiel, au-dessus de 5 euros, c’est la qualité qui parle, plus de 10 euros, on voyage dans le luxe…
Nirvana par les pieds
Pour célébrer sa nouvelle gloire commerciale et savourer son tableau de chasse aux trésors, deux pauses s’imposent. La première consiste à céder à l’appel du massage. Des dizaines de petites officines promettent le nirvana pour deux ou trois euros à qui s’installe dans de moelleux fauteuils avec vue directe sur l’animation des allées grouillantes. Au minimum, ce sera un soulagement bienvenu puisqu’il s’agit d’abandonner ses épaules ou ses petons à l’artiste qui leur offrira une nouvelle vie. Finis muscles ankylosés et orteils engourdis, c’est reparti !
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Plus conventionnelle, la halte au restaurant, disons des gargotes de plein air avec wok à portée de regard. Toutes les formules sont au menu, soupe thaï comme omelette aux crevettes en passant par une invraisemblable variété de préparations à base de riz ou de nouilles, les poissons grillés et les salades composées de mystérieux ingrédients. Confiance et curiosité sont les maître-mots de la cuisine locale.
De Chatuchak, on revient certes fourbu mais invariablement ravi. Plaisir d’avoir découvert un lieu unique, d’avoir plongé au cœur d’une certaine Thaïlande, inventive, souriante et sincère, de s’être glissé dans une foule dont les évitements éloignent tout sentiment d’agoraphobie, et surtout, d’avoir laissé parler ses envies à coup de soieries, d’étoles, de pochettes, de sacs, de jetés, de t-shirts… Même pas ruiné. Sitôt rentré, on se fera marchand de bonheur. Champion du monde !
Par
JEAN-PIERRE CHANIAL
Photographie de couverture : GettyImages